Les amants de la Libération

villa Gounda format paysage

Les amants de la Libération

Le baby-boom a commencé à la Libération !

Après avoir chuté dramatiquement sous le taux de 1.5 pour mille habitants durant les années 39 à 45, avec un nadir à 1.3 en 42-43, le taux de natalité amorce un premier redressement en 46 en dépassant 1.6. L’optimisme débridé lié à la Libération, en particulier le jour de 8 mai 45, a connu une vague d’actes amoureux qui s’est traduite par un rebond des naissances 9 mois plus tard, en février 46.

Ce fut le cas de mes parents.

En effet, en partant de la date de naissance de mon frère aîné, le premier d’une série de quatre, j’ai pu établir qu’il avait été conçu, avec une marge d’erreur de quelques jours, durant les festivités de la Libération. Bien sûr, cela aurait pu se produire 2 jours avant, ou 2 après. Mais comment ne pas imaginer (ou rêver) que l’énergie libératoire de ce jour précis n’ait pu faire céder le barrage de raison qui censurait le désir charnel né entre eux :  Elle, 19 ans, ayant connu une adolescence confinée, privée d’amours de jeunesse, Lui, 30 ans, jeune avocat, actif dans la Résistance, tous deux épris l’un de l’autre sur un coup de foudre, tous  deux emportés par une force amoureuse éruptive, ils se sont sans doute rencontrés charnellement ce jour-là.

C’est l’histoire de mes parents, c’est l’histoire des amants de la Libération, c’est l’histoire de Lily et Jules que je raconte en fin du roman, Villa Gounda ; et que je reproduis ci-après.

« Le 8 mai, Jules se présenta à la villa en voiture. Il avait récupéré sa Juvaquatre, l’avait dépoussiérée et pu obtenir quelques coupons d’essence. La cité explosait de liesse. On avait appris que l’Allemagne avait capitulé la veille, à Reims, au QG d’Eisenhower. Un nouvel acte de capitulation devait être signé ce jour à Berlin, avec les Soviétiques.

Jules demanda la permission d’emmener Lily en ville pour fêter l’événement.

─ C’est un grand jour, confirma Émile. Les radios ne parlent que de ça. Allez-y et amusez-vous !

Lily irradiait de joie. Cela faisait si longtemps qu’elle n’était plus montée dans une auto ! Il faisait beau et chaud. Elle s’était vêtue d’une robe légère qui dévoilait les genoux et la base du cou. Des fleurs rouge et rose animaient l’étoffe et une dentelle fine doublait les manchettes. Une grâce nubile l’auréolait.

─ Nous rentrerons ce soir. Avons-nous la permission de minuit ? demanda Jules.

Lily trépignait d’impatience, son regard suppliait son père.

─ Oui, je vous l’accorde, dit Émile. Prenez soin de notre petite sauvageonne. Et toi, ne fais pas la capricieuse !

Elle descendit en sautillant vers la voiture, sans attendre son compagnon. Ils remontèrent la chaussée de Wavre jusqu’aux casernes. Les trottoirs débordaient de monde, les tramways surchargés avançaient au pas d’homme. La joie populaire était communicative. Lily chantait. Ils arrivèrent tant bien que mal au centre-ville, Jules se gara place des Martyrs. Des drapeaux flottaient partout, des cris fusaient, des couples s’embrassaient, la chaleur suscitait les ébats langoureux.

Ils échangèrent un baiser dans l’intimité de leur voiture. Ce contact prit un caractère particulier, celui du fruit défendu, celui du premier pas qui lève tous les interdits. Leurs mains osèrent s’aventurer aux bas-ventres. Jules perçut une toison frisotante sous l’étoffe, Lily sentit un raidissement sous la couture du pantalon. Un feu de passion s’empara d’eux, la raison chancela, laissant les audaces charnelles se libérer.

─ Cette voiture est petite, se plaignit Lily.

─ Veux-tu que l’on aille à l’hôtel ?

─ Oui, nous étouffons, ici !

Jules se présenta seul à la réception de l’hôtel Métropole pour réserver une chambre. Il ne voulait pas que le réceptionniste les embarrasse avec des questions gênantes : ils n’étaient pas mariés, elle n’avait pas l’âge de la majorité. L’hôtelier n’était pas dupe. Ce n’était pas le première demande de ce type de la journée. « Une chambre avec un grand lit, bien, monsieur » dit-il, goguenard, en ajoutant : « Cette journée est exceptionnelle à plus d’un titre. Elle restera gravée dans ma mémoire comme la fin de la guerre, mais aussi la reprise des cycles des amours. »

Lily rejoignit son amoureux quelques instants plus tard, dans la plus grande discrétion, en prenant l’escalier de service. Ce jeu avait aiguisé leur désir. Chambre 204. Elle frappa à la porte :

─ J’ai rendez-vous avec un certain monsieur Busquine.

─ Madame Debavay, je présume ? Je vous attendais avec la plus grande impatience !

Il l’attira, elle le poussa, ils arrivèrent au lit sans attendre, s’y jetèrent enlacés, défaisant leurs attaches vestimentaires avec empressement. La fenêtre ouverte laissait entrer la chaleur et le brouhaha qui animait la place de Brouckère. Un imposant bouquet de roses parfumait la chambre, les draps de soie libéraient des senteurs de lavande. Jules se montra tendre, précautionneux, mais aventureux. Lily avait planté ses doigts dans la chevelure de son amant et encourageait par des pressions fougueuses les étapes qui marquaient l’exploration de son corps. Au cou, elle frémit ; aux seins, elle tressaillit ; au pubis, elle s’arcbouta avant de s’abandonner dans un monde de frissons et de volupté.

Après l’acte d’amour, ils restèrent ébahis, muets, bercés par les vivats de la rue. Leurs corps apaisés brillaient de mille gouttelettes de transpiration. À la tombée du jour, Lily se leva pour se doucher. Elle revint avec une serviette nouée en turban sur la tête, le reste du corps dénudé. La simplicité de son attitude déjouait toute impression d’impudeur, mais la mise en scène de sa nudité réveilla l’ardeur de son amant.

─ Que tu es belle !

─ Tu trouves ? dit-elle en tournant sur elle-même pour révéler la parfaite musculature de ses fesses.

Elle sourit, contente de son effet, quand il lui avoua :

─ J’ai encore envie de toi.

─ Grand fou !

Ils quittèrent la chambre qu’il faisait déjà nuit. L’animation populaire touchait à son apogée. Ils se laissèrent emporter par les flux et reflux de la foule, main dans la main comme s’ils avaient peur de se perdre. À vingt-trois heures une, une clameur immense retentit, accompagnée du bruit des sirènes et des tocsins : les armes s’étaient tues…

Lily se retrouva enceinte. »

Comme dans les meilleurs contes, il se marièrent et eurent beaucoup d’enfants. L’heure était au baby-boom qui atteint son acmé en 1950, année de ma naissance. Et notre mère, qui y contribua par son courage et sa fécondité, se retrouva à la tête d’un petite troupe de quatre garçons à 25 ans…

PS. Rappelons que pour maintenir un renouvellement démographique des générations, le taux de natalité doit être de 2.1.

Retour en haut