Des pages manuscrites sauvées de la tempête terroriste survivent à leur autrice.
Trace? Testament?
Elles suscitent la rencontre de deux êtres que tout oppose: elle est jeune, extravertie, pragmatique. D’âge mûr, lui alterne entre le romantisme mélancolique et la raison. Un idéalisme social les unit.
Extrait pages 167 à 171
– Adrienne voulait laisser quelque chose derrière elle. Voilà ce qu’elle était en train de me dire, mademoiselle.
– Vous avait-elle parlé de son deuxième manuscrit ?
– Non, j’en ignorais l’existence !
– Je ne suis pas sûre qu’il soit vraiment terminé…
– Si vous avez des idées, écrivez ! Votre tante vous y aurait sûrement encouragée ! Peut-être retrouverai-je un jour le plaisir de lire grâce à vous ?
Je quitte le vieil homme, qui ne me retient pas.
J’avais rencontré monsieur Lagarde il y a quelques années, quand Tanty était encore sa secrétaire. C’était quelqu’un à la répartie vive, à l’œil malicieux et à la stature altière. Je suis peinée de retrouver au fond d’un salon bourgeois et fatigué un vieil homme au teint pâle, aux yeux opalescents presque éteints, aux mains chiffonnées, au visage creusé où se peint encore l’effroi de l’agression du 13 novembre 2015.
La rue m’accueille, lumineuse. Au sortir du salon de monsieur Lagarde, je me sens jeune et belle : mes cheveux caressent mes épaules et ma nuque. Je marche vite, je vole, je fuis la tristesse et la vieillesse. Je savoure l’instant présent et mon indépendance au sein de la grande ville anonyme.
Anonyme ?
François. C’est la ville de François.
M’a-t-il envoyé d’autres photos de Lipsi ? Pour retrouver plus vite ma boîte de messagerie, j’accélère le pas, je dépasse les piétons et traverse les rues en diagonale.
Soudain, un bruit strident, un coup de klaxon terrible. Je recule d’un bond vers le trottoir bondé. Longtemps après m’avoir dépassée, l’automobiliste transmet encore à l’avertisseur sa peur d’avoir dû m’éviter. Un petit attroupement se forme, on me regarde d’un air interrogateur :
– Il faut faire attention ! Traversez dans les clous, dorénavant, mademoiselle !
« Les clous ? Quels clous ? »
Mon cœur bat à tout rompre, je suis en larmes, puis je me reprends en remerciant les passants de leur sollicitude :
– J’étais distraite…
Je continue ma route, lentement cette fois, très lentement, pour reprendre haleine.
« Que m’arrive-t-il ? Je dois me reposer, ce déménagement me bouleverse et m’épuise. D’ailleurs, quel jour sommes-nous ? Dimanche ou lundi ? »
Je prends le temps de me poser, de me préparer une tisane de verveine, celle qui apaise, disait Tanty, puis j’allume mon ordinateur.
Je n’ai plus consulté mes messages depuis mon départ de Bruxelles. Ai-je pressenti quelque chose au moment de traverser la chaussée ?
François a écrit deux fois : le premier message date de samedi, jour de mon arrivée à Paris.
Il est assorti d’une pièce jointe :
Bonsoir Pénélope,
Je vous joins un cliché tiré ce matin : j’ai fait poser les jumeaux de mon hôtelier, Constantinos. Cette barque me fait diablement penser à celle de Paul-Henri !
Les garçons ont douze ans, parlent un peu français et sont éblouis par mon statut de Parisien. Ils semblent en tous cas m’avoir adopté !
À bientôt ?
Paul-Henri.
La photo montre deux gamins devant une barque rouge, auréolés de gouttes dorées dans le lever de soleil : absolument identiques, avec un sourire légèrement forcé, un front têtu, ils fixent l’objectif de leurs yeux d’ébène.
L’un passe le bras autour de l’épaule de l’autre, leur connivence semble totale.
Le deuxième, qualifié Dioscures, date du lendemain, dimanche. Je l’ouvre sans attendre.
Pénélope,
Ai-je bien retenu que vous travaillez chez Amnesty ? Et que vous êtes particulièrement intéressée par le sort des enfants réfugiés ?
Figurez-vous que je viens de comprendre que les jumeaux sont en fait syriens, ils ne parlent pas un traître mot de grec ! Ils ont été recueillis par Constantinos après être arrivés sur l’île de Cos sans aucune famille. Je n’en sais pas beaucoup plus, ils ont sans doute fait partie d’un convoi illégal.
Les voilà à Lipsi, sans papiers, sans personne et sans rien, sauf une paire d’yeux de braise où je retrouve ce dont vous me parliez : les mystères d’une enfance heureuse confondus avec ceux d’une tragédie secrète. Leur sourire désarme, leur soif de vivre interpelle.
J’ai pu établir une relation de confiance avec eux et je leur ai promis de tout mettre en œuvre pour les faire venir à Paris, car ils ne parlent que de ça !
Entre-temps, je leur ai dit de ne pas bouger de Lipsi, Constantinos s’occupe d’eux.
Pourquoi suis-je si ému par ces deux-là ? C’est trop long à vous expliquer, je vous raconterai plus tard. Je voudrais votre avis.
Revenez-vous bientôt à Paris ? Moi, j’atterris à Roissy le lundi 29 à 18 h 30 et je recommence à travailler le 30. Je souhaiterais vous rencontrer pour vous parler de mes « dioscures ».
Je dis « mes » car ils me tiennent vraiment à cœur. Que faire, maintenant, là, tout de suite ?
J’attends de vos nouvelles.
Paul-Henri.
P.S. Voici mon numéro de portable : 0033 6 42 75 64 25
« C’est quoi cette histoire rocambolesque ? Et puis dioscures ? Qu’est-ce que ça signifie ? »
Je réplique du tac au tac :
Paul-Henri,
Je suis de retour à Paris et je viens de consulter ma boîte mail. Je reste chez ma tante jusqu’à dimanche prochain, nous pourrons discuter de vos jumeaux.
J’avoue que je ne comprends rien à cette aventure, qu’il faut sûrement prendre avec sérieux.
Comment sont-ils arrivés là ? Pourquoi n’ont-ils pas été embarqués dans un centre à Lesbos ou ailleurs ? Sont-ils enregistrés comme réfugiés ?
D’après ce que vous m’écrivez, je crains que non !
À bientôt,
Pénélope.
Je m’écrie : « On ne fait pas venir des réfugiés comme ça, sans crier gare, qu’est-ce qu’il croit ? » Je suis indignée.
J’arpente le salon, mon esprit bouillonne. « Qu’est-ce que tu attends, Will ? Deux enfants, livrés à eux-mêmes au fond d’une île grecque, il faut faire quelque chose, déclencher une action Amnesty ! Tu en as le pouvoir ! »
Dans le deuxième livre de “Vents et Marées”, la mer monte, impitoyable. Puis sa houle s’apaise sous une brise de grande tendresse.