Souvenirs d’émeraude

couverture

Saint-Malo 30 août 2025 

                                                                                Mon cher ex-mari 

Je t’écris de Bretagne, je reviens à ma terre d’âme.  

De ma fenêtre d’hôtel, je contemple la plage du Sillon. Ce n’est pas la période des grandes marées, le soleil est au zénith mais le faux calme de la mer d’émeraude ressemble à mes sentiments actuels. Je ne laisse rien paraître, donne à tous une image de douceur, de calme mais ce n’est qu’apparence. Je bouillonne, en mes abysses le tumulte est roi. Suis-je noirceur enfuie ? Non mais l’émeraude cache en son cœur un feu puissant que nul ne peut éteindre, même moi, surtout moi !  

Je suis revenue en nos lieux. Ma première découverte de Saint Malo fut lors d’un séjour en Maine et Loire dans la maison natale de ton père. Je me languissais, moi la citadine, au creux de ce petit village nichée dans les champs de luzerne. Connaissant mon amour pour la mer, la Bretagne guère lointaine, fut choisie pour une journée d’excursion. Dès mon entrée dans la province, mon énergie changea, s’irisant en mille couleurs. Quand je découvris la côte d’émeraude ce fut un éblouissement qui se transforma en reconnaissance quand je mis un pied à Saint Malo. 

La cité corsaire reconstruite à l’identique après les bombardements de 40-45. Je ne peux expliquer la sensation qui m’habitait, je me sentais chez moi. Ce fut avec déchirement que je quittai les lieux à la fin de la journée. Nous revîmes la ville entre autres lors de l’éclipse de 1999 et la vie fît que peu après, la naissance de notre fils, nous nous séparâmes. Tu avais trouvé une femme plus dans tes aspirations de calme et de confort bourgeois douillet. Moi sauvage et sans concession, je n’avais guère de place dans ce tableau. Mes premières vacances en maman solo furent en ces lieux où je pouvais revenir à la source. Toi-même fit le voyage de ton côté pour prendre notre fils une journée avec ta nouvelle famille. Cette journée fut un déchirement mais la mer d’émeraude par son mouvement éternel vint me consoler. 

Saint-Malo est dans ma vie, ma ville refuge entre ses pierres dorées tannées par les embruns, je reprends souffle, je transmute le plomb des événements en or d’expériences. Me voici revenue  

                                                                                                 Saint-Malo 30 août 1888 

                                                                                         Mon amour ; 

Je t’écris de Bretagne, notre Bretagne mon amour. Saint-Malo d’où chaque année tu pars pour six longs mois. Je t’écris cette missive au bord de l’émeraude sur la plage du sillon. 

Tu trouveras cette lettre de larmes et de sable sur la table à ton retour. 

Voici plus de 6 mois que tu es parti au fond des mers Arctiques, pêcher la morue. Mon Terre-Neuvas si courageux usant ta jeunesse dans le froid des pôles, asséchant ta peau par le sel de tes larmes et de la mer. J’ai appris depuis tant de temps à t’attendre. Je sens que parfois, lors d’escales, des femmes te font oublier par la douceur de leurs peaux, l’âpreté de ta condition de pêcheur. Mais aucune de ces sirènes n’ont mon pouvoir sur toi, tu es toujours revenu. Même si je saigne qu’une autre puisse t’avoir en elle quand moi, mon corps flétri en ton absence. 

 Je m’occupe des champs héritage de nos parents. Ces terres proches de la mer sont emplies de pierres et chaque saison nous remettons notre avenir à la mer et à la terre. Chaque année, j’engage quelques hommes des terres du centre. Nous sommes plusieurs femmes à nous partager leurs services ; certaines partagent aussi leur solitude en de fugaces bacchanales. Ce ne fut guère mon cas jusqu’il y a peu . 

 

… 2025 

Pourquoi t’écrire ?  

Peut-être car revenue dans mes terres, je désire reprendre ma vie afin d’entamer ma troisième partie d’existence plus sereine ? Pouvoir me réapproprier mon destin. Me débarrasser des scories ployant mon âme. Tu fais partie de ces lambeaux de chagrins.  

Je n’ai pas compris comment notre amour semblant conçu à fendre les étoiles eut pu se transformer en un petit tas de cendres empêchant en partie à ma lumière d’exister ? 

 Oh, depuis toute ces années, j’ai vécu, traçant ma route en guerrière, gérant ce qui devait être, aimant notre fils et le voir s’épanouir, soignant encore et encore. J’ai même aimé à nouveau ! Mon étoile filante, cet homme qui m’acceptait telle que je fus mais qui malheureusement a été emporté par une septicémie.  

Pourquoi donc t’écrire ? Je sais qu’entre nous il persiste un autre lien que notre fils résistant depuis toutes ses années. Je ressens encore ta détresse lorsqu’elle devient trop forte. Je n’ai plus de sentiment amoureux et l’amitié nécessitant une confiance absolue ne peut plus être notre lien dans cette vie.  Pourquoi dis-je cette vie ? Nous n’en avons qu’une il me semble. Mais depuis quelques temps, je fais sans cesse le même rêve de cette femme éplorée le long des remparts, observant les vagues de la mer déchaînée se disloquer sur le rempart. Elle me regarde et nous avons ce même point de beauté au-dessus de la lèvre supérieure. 

… 1888 

C’était la Saint-Jean, les moissons et les récoltes furent excellentes. J’avais décidé de me rendre aux fêtes à Saint-Malo. Ton absence me semblait si lourde cette fois-ci. Je retrouvai ainsi avec plaisir mes voisines des fermes alentours. Femmes de Terre-Neuvas, nous étions considérées.  Nous avions beaucoup plus de libertés que nos sœurs du centre du pays. Parfois, on entendait des chuchotements par rapport à certaines d’entre nous. Si vous marins, vous vous laissiez tenter par des femmes lors d’escales lointaines ; certaines d’entre nous n’aimaient guère la solitude et attendaient votre retour avec quelques compagnies masculines. Ce ne fut jamais mon cas, malgré le manque, malgré la distance. 

Anne, notre voisine vînt me chercher avec son amant de l’année et deux autres ouvriers. La compagnie était joyeuse, même si l’un des hommes semblait plus en retrait. Il m’intriguait : le cheveu noir et bouclé, la taille moyenne. Contrairement aux deux autres, il ne s’esclaffait pas aux histoires d’Anne qui, à son habitude, jouait de son pouvoir sur les hommes. Cependant, son regard bleu acier me fixait avec une force qui me mettait à la fois mal à l’aise mais m’attirait tel le vide. 

Nous partîmes vers les remparts, la fête se déroulait place Chateaubriand et bien que Saint-Malo fût en plein travaux ; les échoppes multicolores étaient présentes en nombre. Les chants et les danses s’entendaient bien au-delà. Plusieurs corporations venant des différents coins de notre Bretagne s’étaient donné rendez-vous. Je perdis très vite Anne, entraînée dans une ronde endiablée à travers les rues de la ville. 

  • Vous comptez rester sur place ? 

La voix masculine et douce venue à mes oreilles me fit sursauter. Je me retournai et vis l’homme qui nous accompagnait  

  • Il y a longtemps que je n’ai plus vu tant de monde  
  • Moi aussi, profitons de ce moment  

Il fit un geste m’invitant à prendre son bras. D’ordinaire je n’aurais pas répondu à ce type d’invite, mais son sourire était désarmant. Avec Yvon, tel était son prénom ; nous nous amusâmes à découvrir les nouveaux parfums des épices venus des îles, les vins de la Loire piquants comme une eau de printemps sur la peau ou doux comme le miel. Ma tête devint légère et cotonneuse par les différentes dégustations. Nous parlâmes aussi, lui de sa vie itinérante, moi de mes diverses responsabilités 

  • Tu es une femme déesse  

Nous étions un peu à l’écart de l’agitation, de sa main, il me caressa la joue comme on le ferait à un animal que l’on souhaite apprivoiser. Son regard me transperçait. Je me sentais plus nue que nue devant lui. 

 Ce fut bientôt le moment du feu. Les tambours commencèrent par entamer une marche lente et au fur et à mesure que le feu prenait, le rythme s’envola. La musique prit possession de mon âme. La chaleur me montait de mes pieds ancrés au sol jusqu’à ma bouche en une lourde et sombre énergie. Lui était derrière moi, son corps collé au mien répondant au rythme de la musique. Par l’arrière, son bras enserra ma taille, je sentis son souffle sur ma nuque, ses lèvres sur ma peau. 

 Nous quittâmes la foule et il m’entraîna sur la plage. Au loin j’entendis le ressac mais la mer était trop éloignée par la basse marée pour m’éteindre. J’étais braise, il fut feu et nous nous enflammions dans la danse de nos corps. La nuit tomba et il partit sans un mot. 

 

                                                                                                 Saint Malo 31 août 2025 

                                      Cher ex-mari 

Maintenant je sais.  

J’avais terminé ma première lettre par ce rêve. Cette femme qui regardait la marée se fracasser sur les remparts. Hier soir impossible de m’endormir, une angoisse m’empêchait de réfléchir. Pourtant tout allait bien. Aucune raison n’expliquait cette tension et ce chagrin que je sentais en moi. Je pris la décision de me promener le long des remparts. C’était pleine lune, cette nuit d’été était douce bien que venteuse mais nous sommes en Bretagne … 

Le son de la mer me calmait, c’était marée haute et par le vent les vagues se frottaient aux murs sombres. Au loin je vis une silhouette se découper dans l’obscurité. C’était une femme, elle était montée sur un rempart et regardait la mer, elle tenait son ventre, le caressait, était-elle enceinte ? 

J’arrive à elle, elle me regarde, je veux avancer mais mon corps semble retenu par un mur invisible m’empêchant d’aller plus avant. Elle semble d’un autre temps, portant une robe sombre longue, ses cheveux sont retenus par une coiffe ancienne d’où s’échappent quelques mèches auburn. Je retrouve le même point de beauté au-dessus de la lèvre supérieure droite que moi !  

Elle me fait signe d’arrêter, 

  • Descendez d’ici, c’est dangereux  
  • Je ne peux pas  

Sa voix est faible mais distincte  

  • Pourquoi faites-vous cela ? 
  • Je dois partir, Je ne peux faire subir la honte à mon mari, je suis enceinte  
  • Justement 
  • Non, qu’il me pardonne  

Elle me lance un dernier regard d’une détresse intense et se lance dans la mer sombre. 

Je hurle. Je regarde la mer à l’endroit de sa chute mais je ne vois rien même si la lune éclaire l’endroit. Plus aucune trace de cette femme… 

1888 

Quand tu liras la lettre, je serai partie en enfer. 

Un mois après cette nuit, la moindre nourriture me soulevait le cœur, je n’allai pas chez le médecin mais sentant la sentence, je suis partie consulter la femme de la forêt qui confirma mes craintes : j’étais enceinte. Elle me proposa une potion pour mettre fin à cette grossesse. Après hésitation, je repris mon chemin. Un mois passa et je sentis l’enfant prendre sa place. Hier on annonça ton retour. Ton bateau n’avait connu aucune avarie. Je ne pouvais te faire cela, j’ai pesé le pour et le contre mais maintenant ma décision est prise. Je te libère de moi. 

Pardonne moi ! 

2025 

Je me suis réveillée après cette terrible vision dans le lit de mon hôtel. En réalité je m’étais endormie et n’avais pas bougé de ma chambre ! Le lendemain, pour me changer les idées, je me suis rendue à la magnifique librairie des livres anciens au cœur de l’intramuros. Un ouvrage attira mon attention, une édition ancienne d’une bible. 

Je l’achetai sur un coup de tête. En l’ouvrant, une lettre tomba au sol.  

Mon cher amour … Je t’écris de Bretagne 

Je crois qu’il est temps que l’on se pardonne! 

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