Rencontre avec son éditeur. La gare pour seule complice. 

Design sans titre (47)

Une gare pour seule complice,

Remettre un tapuscrit, c’est un passage singulier, souvent silencieux. On confie ce que l’on a porté longtemps, des mots travaillés, relus, parfois raturés jusqu’à l’obsession. Ce geste, en apparence simple, est chargé de tout ce que l’on ne dit pas : les doutes, l’espoir, une forme de confiance. Ce n’est pas une fin, mais une transition délicate, où l’intime devient l’autre. On ne sait pas encore ce qui sera lu, entendu, ou écarté. On laisse le texte parler à sa place. Montparnasse est un point d’ancrage dans le roman que je m’apprête à remettre à l’éditeur. Alors que ce projet n’en était qu’à ses prémices, et que je me trouvais là pour tout autre chose, je me suis installée à la terrasse d’un café où j’ai l’habitude de m’arrêter. Rien de prémédité, juste le plaisir calme de regarder vivre les autres. Et pourtant, dans cette fourmilière humaine, un détail m’a arrêtée : les visages d’un couple, quelques gestes, une émotion fugace ; et soudain, tout a pris forme. Une scène s’est dessinée dans mon esprit, comme si elle avait toujours attendu d’être écrite. Je leur ai volé un morceau de leur histoire, mais chut… ils n’en sauront rien.

Quelques mois plus tard…une heure avant mon rendez-vous chez l’éditeur, quelque part dans le 15ᵉ, à deux pas de la gare Montparnasse, devant mon crème, j’écris ces quelques lignes. Non pas pour tuer le temps, mais plutôt, pour immortaliser ce moment particulier. Seule, sur ce quai de gare impersonnel, les yeux fixés sur les écrans où s’égrènent des noms de villes qui me parlent sans vraiment me dire quoi que ce soit, je marche, distraite, vers ce rendez-vous qui bouleversera le fil des choses. 

Que de pas avant moi ont pressé ce sol, que de regards croisés sans se rencontrer. Mes pensées divaguent, erratiques, entre ce qui fut et ce qui pourrait être. Et à quoi est-ce que je pense, au fond ?Mon cœur bat un peu trop vite. Ma main s’accroche machinalement à la bandoulière de ce sac où j’ai glissé ce manuscrit — ces pages pleines de mots, de doutes, de fièvre. Et si… ? Ou peut-être… non, mieux vaut ne pas y penser. Il y a dans l’attente un vertige dont on ne se défait jamais tout à fait. Je laisse Montparnasse derrière moi, ses tours, son ciel plat, son panorama supposément saisissant sur Paris … que je n’ai pas regardé. Je préfère suivre mes pieds, ceux d’une femme trop en avance, comme toujours. Un petit crème m’attend peut-être au coin de Saint-Germain ? Sans trop réfléchir, je fais demi-tour, un peu comme un moineau distrait, attirée par une terrasse ensoleillée comme par une miette tombée du ciel. J’avale les premières gorgées d’un café à peine adouci, laiteux juste ce qu’il faut, où la mousse trace un cœur, un losange… une forme aux contours incertains.  Ma montre s’obstine à ralentir le temps. Je relis, machinalement, les dernières pages. Je n’entends plus que ce bourdonnement dans mes tempes. Est-ce que j’ai tout dit ? Trop ? Pas assez ?  Mais un livre, une fois écrit, s’éloigne de vous, comme un amour qu’on aura aimé trop fort. Les regrets sont inutiles désormais. Il est l’heure de se lever, de marcher encore, de ne pas manquer le rendez-vous qu’on a, sans toujours le savoir… avec la suite. Là-bas, dans le silence feutré des bureaux, on me reçoit avec une forme de solennité discrète. Pas de grands gestes, mais une attention vraie, presque cérémonieuse. Un regard qui vous scrute autant qu’il vous accueille. On referme doucement la porte. Et puis, sans qu’on s’y attende, le manuscrit n’est plus un objet. Il devient miroir. Miroir de soi, de ce que l’on a écrit à son insu. Les phrases qu’on croyait maîtriser se révèlent autrement, à travers les yeux de l’autre. Un mot souligne une faille, une remarque décape un recoin oublié. Le cœur bat plus vite, la mâchoire se tend. Je reste assise bien droite, mais à l’intérieur, tout vacille un peu,  comme si la chaise elle-même hésitait à me porter.  Et dans ce moment suspendu, j’entends soudain ce silence chargé : juste le bruissement des pages tournées… et la vie qui continue, un peu différemment. Ce qu’on a créé, ce qu’on a porté, une fois écrit, s’éloigne de vous, comme un amour qu’on aura aimé trop fort.

Il ne nous appartient plus tout à fait. Il vit ailleurs, entre les mains, entre les yeux d’un autre. Et pourtant, dans cette dépossession, il y a une forme de grâce. On redécouvre son propre texte à travers une autre voix ; parfois douce, parfois abrupte, mais toujours sincère et utile.

Nathalie Pivert-Chalon

Paris, quartier Saint-Germain

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