Mon actualité ? Eh bien…, j’ai acheté des yaourts. Je sais, rien d’extraordinaire, d’engageant ou de révolutionnaire – oui, enfin, pas dans toutes les parties du monde et par pour tous les humains, mais ça, c’est un autre sujet.
Donc, j’ai acheté des yaourts. J’en consomme rarement, ce dont vous vous fichez comme de votre premier bouton de culotte. Sauf que ni hommes ni femmes ne portent plus de culottes à boutons. (Note à moi-même : chercher des expressions plus actuelles.)
Lundi. J’ouvre mon premier yaourt. Sous l’opercule est imprimé un conseil (un ordre ?) yaourtier :
“Prenez le bus au lieu de votre voiture et arrêtez-vous un arrêt avant chez vous pour marcher à pied.”
Mais… QUOI ? Pour qui se prend-il, ce yaourt ? Aurais-je sollicité tacitement son conseil en l’achetant ? Et puis, sache, yaourt, que l’arrêt de bus est déjà à une demi-heure à pied de chez moi. Si je descends un arrêt avant, fais le calcul et dis-moi s’il est toujours pertinent de prendre le bus ou même de sortir de chez moi !
Mardi. Oublieuse des petits désagréments de la vie, j’ouvre naïvement mon deuxième yaourt. Voilà qu’il me prodigue aussi un conseil sous-operculé ! Je cite :
“Aujourd’hui, essaie de te brosser les dents en tenant en équilibre sur une jambe.”
(Véridique !) J’ai envie de lui dire : toi, yaourt, essaie d’aller du supermarché jusqu’à mon réfrigérateur, sans ton pot !
Des sentiments contradictoires m’envahissent.
* Est-ce une blague ? Puis-je me permettre de prendre par-dessus la jambe un conseil de yaourt ?
* Dois-je pleurer à l’idée que le prix de mon yaourt aurait été plus bas si on n’y avait pas inclus d’une part, le coût des penseurs payés pour imaginer imprimer des conseils yaourtiers et d’autres encore pour pondre ces conseils ; d’autre part, le prix des universités desquelles sont sortis des cerveaux ?
* Si un yaourt m’explique comment vivre, c’est que je n’ai peut-être plus de cerveau. Dans ce cas, suis-je encore autorisée à penser ? Les consommateurs de yaourts ont-ils encore une réflexion propre et si non, peut-être serait-il bon d’obéir aux yaourts ? Dire que nous avons cru, au 20ème siècle, que les singes deviendraient les esclavagistes des humains sur une terre postapocalyptique, et que nous nous demandons, au 21ème, si l’intelligence artificielle ne prendra pas la place des singes de science-fiction ! (Quoi ?!?) Nous nous trompons tous : la menace vient des yaourts. Qui l’aurait vu venir, celle-là ?
Pas moi. Pas moi qui croyais avoir un cerveau. Ni un cerveau de génie ni un cerveau de bulot, mais entre les deux, vous voyez, un cerveau assez équilibré et suffisant pour remplir sa fonction : penser par lui-même. Vous connaissez l’expression avoir de la bouillie dans le cerveau ? Laissez tomber ! Bientôt, nous aurons tous du yaourt dans le cerveau. Et ne me dites pas que les bulots n’ont pas de cerveau. Un, ils se sont bien débrouillés pour exister depuis des milliers ou millions d’années ; deux, on en trouve quasiment partout dans le monde ; trois ils ont deux timbres à leur effigie. En avez-vous, vous, un timbre avec votre tête dessus, toute remplie d’un cerveau qu’elle est ?
D’un autre côté, quand nous serons enfin yaourtement formattés, nous ne serons plus ni fumeurs, ni consommateurs de soda ou de gluten, ni trop woke ni trop steak ! Nous irons en courant au boulot et travaillerons dans une saine odeur de transpiration. Nous aurons laissé derrière nous le cassoulet, la grasse matinée, les petits-déjeuners déséquilibrés, l’ascenseur qui nous monte à notre quatrième étage, le temps improductif (celui qui n’est pas de l’argent). Nous ne prendrons plus les trois minutes (Comment ? Vous ne passez pas trois fois trois minutes par jour sur votre émail ?) du brossage de dents pour laisser nos esprits vagabonder et se construire, le but des yaourts étant de nous empêcher de faire nos propres choix. Un esprit pensant n’est pas un esprit obéissant, et ça, les yaourts le savent.
Enfin, tel un chat obèse, inconscient et heureux, je retombe sur mes pattes : nous, futurs êtres parfaits selon la pensée yaourtière, nous n’aurons plus à prendre nos vies en main. Merci qui ? Merci les yaourts !
PS : Je vous écris de la clinique où ma mère est opérée du col du fémur. Elle a mangé les mêmes yaourts que moi, et s’est lavé les dents en équilibre sur un pied dans la salle de bain.