Je suis invité à participer à un panel de discussion au Centre des Nations-Unies, devant un parterre de personnel diplomatique, sur le thème de l’engagement : plus précisément celui de l’engagement en littérature.
Sans doute ma petite biographie signalant un engagement contestataire en 68, puis un autre professionnel en faveur de l’IVG, me classe-t-elle dans une catégorie d’auteur au passé engagé. Plus certainement, la suite romanesque, que j’ai entrepris d’écrire à propos de l’histoire coloniale de mon pays sur laquelle le scialytique du devoir de mémoire est braqué, y est pour quelque chose.
Sujet (ou victime involontaire) d’une pléiotropie, je ne me suis à vrai dire jamais questionné sur le sujet : aurais-je fait de l’engagement comme monsieur Jourdin faisait de la prose ? Comme une respiration naturelle de ma vie ? L’occasion m’est donnée d’y réfléchir, d’essayer de circonscrire ce concept qui soudainement, à vouloir le définir, prend un tour protéiforme. Engagement politique, sociétal, professionnel, religieux ou philosophique ?
Barricade ou catharsis : entre ces deux extrêmes y a-t-il d’autre place pour l’engagement ? Sans compter la contextualisation qui donne au sujet une approche différente selon l’âge et l’époque, qui peut s’envoler dans l’élan révolutionnaire ou vaciller dans le doute rétrospectif.
Comme la réflexion touche à l’engagement littéraire, j’ai fait appel à quelques références d’auteurs pour me guider sur la piste d’une définition périlleuse, qui endossera inévitablement l’habit de la subjectivité, celle de mon parcours de vie.
Commençons par le commencement. Quelle définition donner à l’engagement ? Quoi de mieux que de se tourner vers les philosophes.
André Comte-Sponville dans son Dictionnaire philosophique dit : « C’est mettre son action ou sa personne au service d’un combat que l’on croit juste. Le mot sert surtout pour les intellectuels, jusqu’à en désigner un certain type (« l’intellectuel engagé »). »
Ou encore « l’intellectuel de Gauche » ? ajouterais-je. Quoique cela puisse être contesté malgré l’affirmation de Sartre faite au Nouvel Obs dans les suites de 68, où il affirme que intellectuel de gauche forme un pléonasme et qu’il ne peut être d’intellectuel que de gauche. À la suite de quoi, il s’engagea au sein du mouvement de la Gauche Prolétarienne.
Comte-Sponville nuance : « Mieux vaudraient, me semble-t-il, des intellectuels citoyens. Participer au débat public, dans les limites de ses compétences, cela fait assurément partie de la responsabilité d’un intellectuel. Mais cela ne l’oblige pas à soumettre sa pensée,…, à une cause déjà constituée par ailleurs. … la liberté de l’esprit est plus importante que l’engagement. »
Voilà qui est dit et me convient parfaitement. L’engagement sociétal ne doit pas être confondu avec une allégeance envers un mouvement ou un parti politique ; il ne doit pas non plus nécessairement se traduire en actions si ce n’est celle de participer au débat public : à une condition, celle de sa liberté d’esprit. Exit la ligne politique, la pensée unique, le dogme. Dans l’Université où j’ai fait mes études, ce concept s’appelait le Libre Examen : remettre sur la table de la réflexion les certitudes acquises, avancer par le doute, par la remise en question.
Rien n’est pire que le consensus mou qui fige la fameuse majorité silencieuse dans une sorte de mort cérébrale. C’est vrai qu’on nous le bassine sans arrêt, ce politiquement correct : « On est tous dans le même bateau, ramons dans la même direction. » Summum de cette pensée établie, la devise royale (qui est celle de mon petit pays surréaliste) : « L’union fait la force ».
Bien au contraire, l’union crée l’asservissement au prince. Alain, encore un philosophe, tordait le cou à ce principe dans ses Propos sur le pouvoir : « L’union ferait la force ? Oui, mais la force de qui ? Le Léviathan populaire emportera tout si une seule et même idée habite toutes les têtes. Et ensuite ? J’aperçois les fruits éternels de l’union ; un pouvoir fort ; des dogmes ; les dissidents poursuivis, excommuniés, exilés, tués. L’union est un être puissant, qui se veut lui-même, qui ne veut rien d’autre. »
Voilà qui me convient encore. L’engagement est avant tout une pensée, une regard sur la société, une réflexion qui se doit d’être dissidente, quand il se doit ; être le caillou dans la chaussure de la « bonne » pensée, non par nihilisme ou anarchisme de principe, mais dans une démarche généreuse d’enrichissement d’une pensée plurielle.
Quand vient le besoin d’engagement ?
À cette question, Nizan, archétype de l’auteur engagé, répond dans son célèbre roman La Conspiration, écrit en 38, à l’âge de 33 ans : « La jeunesse sait mieux qu’elle n’est que le temps de l’ennui, du désordre ; pas un soir à vingt ans où l’on ne s’endorme avec cette colère ambigüe qui naît du vertige des occasions manquées. Les fins de soirées ne sont pas gaies ; on n’est même pas assez fatigué pour connaître le bonheur de s’abîmer dans le sommeil. » Ce serait donc à l’aube de vingt ans que le mirage de l’engagement surgit : « C’est à vingt ans qu’on est sage : on sait alors que rien n’engage ni ne lie ; on ne consent à s’engager que parce qu’on devine que l’engagement ne donnera pas une figure définitive à la vie ; tout est confus et libre ; on ne fait que de faux mariages à la mode des coloniaux, qui attendent les grandes orgues nuptiales des métropoles. La seule liberté enviable paraît celle de ne point choisir : le choix d’une carrière, d’une femme, d’un parti n’est qu’une défaillance tragique. »
Voilà une forme que l’engagement peut prendre à vingt ans. La vision de Nizan est prémonitoire de 68. Engagement nihiliste (ne pas choisir, ne pas se ranger dans une case, refuser la société consumériste), engagement libertaire (il est interdit d’interdire, l’amour libre) ou engagement révolutionnaire ? ou les trois entremêlés ? Nizan précise : « Ils se sentent révolutionnaires, ils pensent que la seule noblesse réside dans la volonté de subversion … Spinoza, Hegel, le marxisme ne sont encore que de grands prétextes, de grandes références embrouillées, … et comme ils ignorent tout de la vie que mènent les hommes entre leur travail et leurs femme, leurs patrons et leurs enfants, leurs petites manies et leurs grands malheurs, il n’y encore au fond de leur politique que des métaphores et des cris. »
À cet âge, l’engagement est absolu, il se veut extrême ; c’est un cri ! Je suis passé par là.
Mais que devient cet engagement de jeunesse ?
Nizan avertit : « Ils ne savaient pas encore comme c’est lourd et mou le monde, comme il ressemble peu à un mur qu’on flanque par terre pour en monter un autre beaucoup plus beau, mais plutôt à un amas sans queue ni tête de gélatine, à une espèce de grande méduse avec des organes bien cachés. »
Un feu de paille, une trahison, un embourgeoisement. À trente ans tout serait-il fini ? Nizan, qui mourra dans la nasse de Dunkerque en mai 40, n’aura pas le loisir de poursuivre sa réflexion, de savoir si l’engagement peut persister, survivre aux premières brûlures de la jeunesse. Sa déception est terrible : « À trente ans, c’est déjà fini, on s’arrange ; comme on a commencé à s’habituer à la mort et qu’on fait le compte des années de reste, avec tout ce travail qu’on a, les rendez-vous, les politesses, les femmes, les familles, l’argent qu’on gagne, il arrive qu’on croit tout à fait à soi-même. »
La maturité éteint l’incendie, elle allume le nombrilisme : « …il arrive qu’on croit tout à fait à soi-même. »
Je ne partagerai pas ce terrible pessimisme de Nizan. L’engagement peut survivre à l’âge adulte, me semble-t-il, il peut prendre d’autre voie, moins absolue, plus réaliste, plus concrète, comme celui d’un engagement professionnel, dans un métier, une profession, un parcours artistique, une œuvre littéraire.
On ne perd pas nécessairement à trente ans sa liberté de pensée, sa liberté d’agir, sa liberté de dire. À 30 ans, je terminais 11 années d’études de médecine et de spécialisation en Gynécologie Obstétrique. Ce choix de spécialisation s’est fait par engagement, sur fond de bataille pour la légalisation de l’IVG en 74, alors que mon maître de stage végétait en prison, accusé d’avortements illégaux. Ce fut ensuite un engagement dans une pratique professionnelle qui dura 40 ans, dans une action en faveur de l’IVG, d’une contraception accessible, d’une maternité alternative et démédicalisée, d’une approche globale d’une santé génésique.
Et à 70 ans ? me direz-vous. Cet engagement végète-t-il encore, ou est-il moribond, vaincu par tous les coups bas de la vie et les trahisons de l’histoire ?
Non. Que du contraire ! L’engagement survit, il renaît plus fort, la nostalgie taraude, on regarde le passé sous la loupe critique d’un binoculaire, le devoir de mémoire surgit, on est pris d’une rage d’écrire et de témoigner. C’est comme cela que le besoin de l’écriture m’est venu, avec la force d’un nouvel engagement. Tout naturellement, le choix du roman historique s’est imposé. Eclairer les parties sombres de l’Histoire, les souffrances, ou les résiliences et résistances des « petites gens », par l’écriture, m’est apparu plus efficace que de longs discours, voire de longues exégèses historiques.
André Gide remarquait fort à propos dans son roman Les Caves du Vatican la prévalence du roman sur l’histoire pour emporter la créance (et donc la prise de conscience) du lecteur. Il écrit : « Il y a le roman et l’histoire. D’avisés critiques ont considéré le roman comme de l’histoire qui aurait pu être, l’histoire comme un roman qui avait eu lieu. Il faut bien le reconnaître, en effet, que l’art du romancier souvent emporte la créance comme l’événement parfois la défie. »
Comme c’est si bien dit ! Je partage totalement cette manière de voir. Le roman historique me semble être l’art de rendre l’histoire plus crédible ; c’est l’art d’introduire une réflexion critique sur le passé sans tomber dans le piège de l’uchronie. Ce n’est pas réécrire l’histoire, c’est la rendre plus réelle, plus proche du lecteur. C’est l’occasion de s’acquitter d’un devoir de mémoire. C’est faire du passé un guide mémoriel pour l’action présente et future. « Ceux qui ne peuvent se souvenir du passé sont condamnés à le répéter », écrivait l’écrivain philosophe Georges Santayana, et d’ajouter : « Les gens ne croient jamais aux volcans jusqu’à ce que la lave les ensevelisse. »
Cet engagement en littérature a pris chez moi la forme d’une suite romanesque (dénomination préférée à celle de saga) à la manière des Thibault de Martin du Gard auquel un critique littéraire m’a comparé.
Comme enfant du XXe, mon devoir de mémoire aborde deux guerres, les conquêtes sociales, les montées du fascisme et nazisme, la shoah, et la pensée rebelle de ce siècle.
Comme enfant créole, mon devoir de mémoire aborde l’époque coloniale, avec le souci de mettre en avant des réalités occultés par l’œuvre dite civilisatrice, sans oublier d’immerger le lecteur dans l’attrait exotique des tropiques. Ainsi le faisait Romain Gary dans Les Racines du ciel (prix Goncourt 56) : « Le camion raclait les buissons ; un léopard traversa lentement la piste, sans tourner la tête. Des babouins tombaient parfois des branches devant eux ; se mettaient à courir, le mâle couvrant les arrières, craint et menaçant, puis la femelle saisissait les petits et la famille entière disparaissait en glapissant dans les arbres. Nous ne voulons plus de ça, dit n’Dolo, …nous ne voulons plus être le jardin zoologique du monde, nous voulons des usines et des tracteurs à la place des lions et des éléphants. Il nous faut en finir avec le colonialisme, qui se complaît dans ce croupissement exotique, lequel a pour principal avantage de lui procurer des matières premières et une main d’œuvre à bon marché. »
Comme enfant aimé d’une famille nombreuse, mon devoir de mémoire se tourne vers ma mère, vers la condition des femmes du XXe, leur courage, leur force. Dans une interview donnée au Journal du Médecin, je répondais au journaliste, concernant mes motivations à écrire : « J’ai essayé de reproduire la manière dont les femmes accouchaient au début et au milieu du XXe ; ma propre mère ayant accouché au domicile sur la table de la cuisine, au lendemain de la Libération. C’est également un hommage que je rends aux femmes qui portent l’humanité dans leur ventre et sur leurs épaules. » Ça, c’est mon dernier engagement, le plus fort, le plus intime, le plus personnel.
Alain BUSINE