Nouvelle publiée en 2024 dans le recueil collectif de l’Association des Ecrivains de Bretagne sur le thème “J’ai vu de la lumière, je suis entré.”
Piège mortel
Il ne fallait pas. Je m’en doutais pourtant, je ne suis pas né de la dernière pluie. Quel sombre crétin ! Comment peut-on se faire avoir si bêtement et se retrouver en une fraction de seconde dans une position désespérée ?
C’est un piège mortel. Il n’y a qu’une seule issue. Je sais pertinemment que je n’en réchapperai pas. Combien de temps ? Je l’ignore, il est encore trop tôt pour le dire. La seule chose qui est sûre, c’est qu’il est compté. Tic tac tic tac. Cette lucidité face à l’inéluctable m’enserre tel un linceul glacé. Je suis pris au piège. Je me suis pris au piège. Comment en suis-je arrivé là ?
J’ai vu de la lumière, je suis entré. C’est aussi bête que ça.
Mais pourquoi ? Est-ce vraiment moi qui l’ai voulu ? Ai-je réellement choisi ? Hypnotisé, manipulé, sous l’influence de je ne sais quelle entité, je n’ai pas pu résister. Mon libre arbitre m’a été enlevé. Je ne vois pas d’autre explication. Sans une implacable influence démoniaque, jamais je ne me serais fait avoir. Pas moi !
Car je suis un sacré bonhomme, quand même ! Un drôle de loustic ! Dans une vie antérieure, j’étais un mec carrément redoutable. Un gangster de film, celui qui s’en sort toujours avec une pointe d’humour et un paquet de fric. Bon, j’ai aussi fait des choses pas bien. Que je regrette. Quand la violence est le seul moyen de communication qu’on t’apprend, tu retiens la leçon. Mais ça, c’était avant. Mon ancien moi.
Je me demande qui je suis à présent, et je me rends compte que je ne sais pas répondre à cette question. Toutes les ébauches de réponses que j’amorce finissent dans la poubelle de mon cerveau. Toutes inexactes. Toutes incomplètes. Sommes-nous à ce point en constante évolution qu’à chaque fois que nous croyons nous saisir, nous nous échappons ?
Je pourrais continuer à philosopher en attendant la mort si ma situation n’était pas aussi insupportable. Si je n’étais pas coincé, avec l’horrible sensation que l’espace autour de moi se serre, se resserre, m’enserre de plus en plus. De plus en plus fort. Mon corps est comprimé, compressé, broyé. Il se tord comme si mes os se déboîtaient. Ma mâchoire se crispe, mes gencives se contractent. Le goût du sang dans ma bouche m’écœure. Chaque pulsation, chaque spasme amplifie mon supplice. Je ne vais pas tenir longtemps comme ça… C’est peut-être mieux…
Là où j’étais, tout était calme et moelleux. J’aurais dû y rester. Flottant dans un confort ouateux, je me vautrais dans un velours d’une infinie douceur, béat et comblé, suspendu hors du temps. Tout était fluide, idéal. Le moindre de mes besoins était satisfait. Repu de cette plénitude, je m’endormais, souverain, invulnérable. De temps à autre me parvenait une musique lointaine, mélodieuse et suave, qui me ravissait. Parfois j’étais bercé par un son grave et chaud, une sorte de ronronnement bienveillant. J’avais trouvé la planque parfaite. Pourquoi diable a-t-il fallu que je la quitte ? La lassitude ? L’ennui ?
Non, c’est cette lumière qui m’a attiré. Cette lumière que j’ai devinée, que j’ai voulu voir sans savoir que ça allait être aussi douloureux.
Mon crâne, pris dans un étau, est prêt à exploser. Un tortionnaire invisible semble déterminé à m’arracher la tête ; je tente de résister, en vain, il est trop tard. D’un coup, avec une fulgurante brutalité je me sens aspiré vers un espace glacial. La lumière est mille fois plus éclatante que ce que j’avais cru voir. D’une insoutenable intensité. Une souffrance épouvantable s’empare de ma poitrine. Mes bras s’agitent tout seuls. Je pousse un hurlement. Une symphonie dysharmonique vrille odieusement mes tympans, associée à des couleurs criardes, affreuses, qui se déplacent sans cesse. Trop vite, beaucoup trop vite. Des objets me foncent dessus sans que je puisse les éviter car je suis incapable de les distinguer et je ne suis pas libre de mes mouvements. Je ne sais pas ce qu’ils me font, sûrement du mal, mais je ne sens pas la différence, ma douleur est déjà si atroce. Je hurle encore.
Des mains empoignent mon corps nu, écrasant mon torse déjà si meurtri, et me soulèvent dans les airs. J’entends une voix perçante claironner : « C’est un petit garçon ! ».
Puis, encore bouleversé, j’atterris sur un corps doux et chaud qui me paraît familier. Des paumes réconfortantes enveloppent mon corps et une voix que je connais déjà murmure : « Mon chéri… Petit trésor… ». Alors une sensation déconcertante et inconnue se répand en moi tel un fleuve aux eaux tièdes et pures, d’une étrange puissance…