Les notes de coeur
Le parfum subsiste toujours au
creux de la main qui offre la rose.
Walt Whitman
En cette matinée de juin estivale, tandis que des pigeons roucoulent allègrement sous mon nez sur le balcon du laboratoire, me narguant presque, je prends le temps de contempler le bleu limpide du ciel que ne vient ternir aucun nuage.
C’est une journée cruciale. D’un côté, parce que c’est l’aboutissement d’années de travail et peut-être, la consécration. De l’autre, parce qu’il s’agit d’une date anniversaire.
Je quitte le balcon et me dirige vers mon orgue. Mon premier orgue de parfumeur, inchangé depuis dix ans.
J’effleure tendrement ma palette composée des diverses matières premières odorantes. Je porte un tube jusqu’à mon nez. Iris. Puis un autre. Bois de cèdre.
Que de chemin parcouru en dix ans, à baigner dans des accords boisés, cuivrés…
Une décennie. Je me souviens.
Si quelqu’un m’avait dit qu’un jour, ce serait lui qui ferait irruption dans ma vie, je lui aurais ri au nez.
Au nez. C’est fou comme certaines expressions sont parfois ridicules voire absurdes.
C’est pourtant le cas, sachant que je suis Nez. Non pas que toute ma personne se résume à un nez. Mais tout simplement parce qu’il s’agit là de mon métier. Un métier qui me passionne depuis ma première jeunesse.
Les fragrances, les accords, les notes, c’est tout mon univers.
Et oui, le domaine du volatile et des sillages, de l’éphémère insaisissable ; c’est la forteresse inébranlable de ma vie. Ma passion aussi.
Être Nez, ce n’est pas forcément connaitre par cœur la tirade du nez de Cyrano quand bien même je suis tout à fait capable de réciter de mémoire certains vers tels que “ Truculent :
« Ça, monsieur, lorsque vous pétunez,
La vapeur du tabac vous sort-elle du nez
Sans qu’un voisin ne crie au feu de cheminée ? »
Prévenant : « Gardez-vous, votre tête entraînée Par ce poids, de tomber en avant sur le sol ! » Tendre : « Faites-lui faire un petit parasol
De peur que sa couleur au soleil ne se fane !”
Être Nez, c’est créer, à l’instar de tous les créateurs-parfumeurs, un univers d’accords, une poésie de senteurs inédites. Et lorsqu’on s’appelle Magnolia qui plus est, ce n’est sans doute pas un hasard fortuit.
Le hasard, c’est lui. Lancelot.
Aux antipodes de moi. Celui qui n’avait, par définition, aucune place dans ma vie, qui ne pouvait même pas imaginer y trouver sa place. Et qui pourtant occupe toute la place, tel un nez au milieu de la figure.
Ce jour-là j’ai compris que le contact, c’est l’appréciation des différences.
Lancelot et moi, une histoire de loufoqueries, d’ambrés au sein desquels les douces notes poudrées s’en viennent épouser les notes animale. En toute subtilité…
À vingt-cinq ans, j’ai découvert, grâce à Lancelot, que rien n’était écrit ni tracé à l’avance. Et que les histoires d’amour abracadabrantes, cela n’existait pas que dans les romans. Que l’amour comme au cinéma parfois, on pouvait le croiser dans la vraie vie. Et qu’une Magnolia pouvait elle aussi tomber sous le charme d’un Lancelot même en dehors d’un roman de chevalerie.
Dix ans ont passé.
Il a suffi d’une simple odeur de vinaigre pour que tout me revienne à la mémoire. Pour que je me retrouve projetée de nouveau dans ce manège que fut mon histoire avec Lancelot.
Une histoire d’amour improbable digne de figurer dans un roman rocambolesque.
Mes collègues sont partis déjeuner. Un bol de salade m’attend.
J’y ajoute machinalement une vinaigrette en assaisonnement.
L’odeur aigre emplit mes narines. Agresse le Nez en moi.
Dans un état second, j’observe sans les voir vraiment les jeunes pousses de laitue, les tomates cerises, les dés de fromage.
Embarquée par l’odeur du vinaigre, je me souviens.
C’était un 1er juin.
Fraîchement diplômée, je venais de décrocher les étoiles. Mon rêve le plus fou venait de se réaliser. Après des années d’études, un poste au sein d’une prestigieuse maison de parfum, l’une des plus prestigieuses à vrai dire, en témoignent les deux lettres C entrelacées.
C’était mon premier jour. Il n’était que sept heures du matin.
Je me revois. J’arpente d’un pas léger le couloir menant au laboratoire où m’attend ma première mission, celle de collaborer à la création d’un nouveau parfum.
J’ai l’esprit pris dans un tourbillon d’essences que j’entremêle et démêle en torsades inédites et vertigineuses.
Perdue entre des notes de tête et des notes de cœur, je suis absente au monde qui m’entoure. J’avance machinalement. Le couloir est désert.
Il est encore trop tôt. Les équipes n’arrivent qu’aux alentours de neuf heures, m’avait dit la veille mon responsable.
Je ne l’ai pas vu. Je n’ai pas pu anticiper l’obstacle sur lequel j’ai buté, à mi-parcours.
Pas n’importe quel obstacle. Un seau de ménage. Empli d’un mélange d’eau et de vinaigre.
Le pire des obstacles pour un Nez. Nager dans une eau vinaigrée. Car c’est ainsi que je me suis retrouvée.
La scène se déroule au ralenti sous mes yeux.
De nouveau. Comme il y a dix ans.
Mon pied qui cogne contre le seau. Je trébuche, m’affale de tout mon long dans une horrible flaque d’eau vinaigrée.
Ma robe en coton blanc, imbibée.
J’étais furieuse. Je fulminais. Le vinaigre me rendait aigre. Je pestais avec rage, invectivant sans la connaître, la personne responsable de ce crime.
C’est alors qu’il avança vers moi, l’air penaud, balbutiant des mots inintelligibles.
Au moment où il tendit vers moi sa main recouverte de gants bleus en latex, je le repoussai d’instinct.
J’étais furieuse. L’odeur du vinaigre me collait à la peau, m’agressait, irritait mon nez. Et venait de diluer tout espoir de créativité olfactive en ce premier jour tant attendu.
Le vinaigre me donnait le tournis. Un tournis aux relents aigres. Si aigres que j’aspergeais ce jeune homme de toutes les injures inimaginables. Allant même jusqu’à menacer de le faire virer.
– Ne faites pas ça. J’ai besoin de ce travail. Ne faites pas ça. Je vous en prie.
– Parce que vous croyez que moi, je n’ai pas besoin de ce travail ? Vous venez de détruire avant même qu’elle ne naisse, ma création ! Je ne peux plus rien faire ! Savez-vous ce qu’est l’anosmie ?
- Non…
- C’est la privation de l’odorat ! L’angoisse de tout Nez ! Votre vinaigre, c’est la catastrophe !
–Je suis désolé. Il n’y a jamais personne à cette heure, quand je fais le ménage.
– Et donc vous me reprochez de venir travailler tôt ? Il ne manquait plus que ça.
–Non, pas du tout. J’essaye de vous expliquer.
Et puis, c’est vous qui n’avez pas regardé devant vous. C’est pas comme si le seau était invisible. En plus, je l’avais mis de côté. Pas au milieu du couloir. Ce n’est pas de ma faute si vous ne regardez pas où vous mettez le pied.
–Mais vous vous entendez ?
–Mademoiselle, vous savez au fond de vous que ce n’est pas de ma faute. Allez. Laissez-moi vous aider à vous relever. Il est encore tôt.
Le temps d’éponger l’eau, je peux vous emmener chez moi. J’habite à deux pas.
Vous pourriez vous laver. Et même vous changer. Par chance, ma sœur fait la même taille que vous. Elle est partie en vacances. Mais elle ne verra aucune objection à ce que vous lui empruntiez une robe. Allez. Venez.
Au bord des larmes, je l’ai laissé me relever.
Et je l’ai suivi. Sans dire un mot.
Au sortir de la douche, emmitouflée dans un peignoir qui sentait bon la lavande, mes narines ont reconnu les effluves corsées d’un café.
J’ai suivi la piste caféinée.
C’est là que je l’ai vu. Pour la première fois.
Je veux dire, réellement vu. Et j’ai éprouvé du remords pour avoir agi ainsi que je l’avais fait.
Je levai les yeux vers lui. J’étais subjuguée.
Je n’avais jamais vu un aussi beau visage ni des yeux dont la couleur jade était d’une rare teinte et qui contrastait avec son teint mat et ses cheveux mi-longs d’un noir profond.
Un magnétisme euphorisant se dégageait de sa personne. Pour couronner le tout, il portait un parfum subtil, mélange de notes de miel et de tabac.
Je constatais avec bonheur que ma mémoire olfactive était intacte. Et qu’à mon plus grand soulagement, je n’étais pas privée d’odorat.
Mes capacités olfactives étaient intactes.
Le regardant se mouvoir dans sa cuisine, vêtu d’un jean qui lui collait presque à la peau, j’étais si fascinée que c’est à grand peine que je réussis à prononcer des bribes de mots.
–Je suis… désolée.
–Café ?
–Merci. Je vous en prie, acceptez mes excuses.
Je suis toute confuse.
–Ce n’est rien, dit-il en me tendant une tasse de café.
-Moi, c’est Magnolia. C’est mon premier jour dans cette maison en tant que créatrice parfumeur.
–Lancelot pour vous servir.
–Avec ou sans vinaigre ?
Ce fut le fou rire. Un fou rire qui nous enroba tous deux dans une spirale éblouissante. Et le début d’une histoire d’amour comme au cinéma.
Un coup de foudre, aigre-doux, méli-mélo de senteurs, de baisers au goût de miel, d’étreintes aux parfums mémorables de la garrigue, de coups de gueule qui hérissent et griffent le cœur comme au contact d’un champ d’orties, de réconciliations qui exhalent à chaque fois, le parfum du bonheur.
Lancelot et moi. Un couple étrange au regard des autres. Qui ont fini par le découvrir.
Ces autres que je côtoyais à longueur de journée dans cette belle Maison de parfum et qui, de temps à autre, se permettaient des allusions à peine masquées quant aux différences socio- professionnelles que mon histoire avec Lancelot remettait en question.
Que savaient-ils de l’amour ? Je me retenais de les remettre à leur place tant leurs sous-entendus me hérissaient.
L’amour, c’est quand la différence ne sépare plus, disait Jacques de Bourbon Busset. J’aurais pu leur citer ces mots. Je n’en fis rien.
Après tout, que m’importe leur opinion.
Je regarde à nouveau mon bol de salade. Je n’y ai pas touché, prise dans le prisme des souvenirs.
Je me surprends à sourire.
Les remarques des uns et des autres n’ont pas réussi à m’atteindre.
Qu’importe le métier de Lancelot ? Où est-il écrit qu’un agent d’entretien n’est pas digne d’une créatrice ? Quelle absurdité de vouloir mettre tout un chacun dans une case. Et d’étouffer l’amour sous les carcans rigides du dictat social.
Je demeurais sourde aux cancans et aux allusions pitoyables. Le métier de Lancelot n’altérait en rien, n’altère en rien l’amour que je ressens pour lui. Et puis, c’est un métier comme un autre après tout.
L’homme de ma vie, c’est lui, Lancelot, qu’il m’arrive souvent de narguer à coups de « Monsieur vinaigre » Et qui se plait souvent à me répondre, sur un ton humoristique : il faut seulement croire aux compliments que je ne vous fais pas.
Dix ans ont passé.
Dix ans jour pour jour depuis ce seau de ménage dans un couloir qui a inondé toute ma vie telle une vague aux senteurs iodées non évanescentes. Sans cesse renouvelées.
Senteurs entêtantes, enivrantes.
Senteurs qui constituent la tête de cœur de ma création. Cette eau de parfum que je suis en train de créer depuis sept ans environ, et à laquelle j’ai mis une note finale. L’ultime note. Ce matin. Très tôt.
Lancelot. Eau de parfum.
Notre bébé en gestation depuis tant d’années.
Et qui verra le jour aujourd’hui. Jour décennal. Lancelot. Eau de parfum. Ma création. Tout mon amour pour Lancelot contenue dans une eau. Une eau de parfum pour l’éternité.
Trois coups à la porte m’arrachent à mes pensées.
Avant même que je ne réagisse, Lancelot fait son apparition, avance vers moi. C’est rare de le voir dans la Maison à cette heure. Mais c’est un jour exceptionnel.
Je lui souris. Sans même regarder, je sais qu’entre les mains, il tient une bouteille de vinaigre.
Notre rituel du 1er juin.
Je m’élance vers lui, le cœur débordant d’amour. Et d’espoir.
En ce 1er juin, nous avons rendez-vous à la clinique.
Un rendez-vous en vue d’une autre gestation, celle d’un petit être qui habite nos rêves.
Un fruit du Nous, une myriade de saveurs et de fragrances. L’élixir inédit et dont la note de cœur nous obsède depuis des années, tel un désir d’enfant capiteux.