J’attendrai mon Joseph

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« Se regarda tant dins la glàço que li vèn la tournure ! » murmura Camille en se penchant vers Colette, sa vieille amie, tout en clignant de l’œil. Toutes deux se tenaient sous l’auvent d’un ancien mas, abritées du soleil mordant de juillet, et regardaient Stella peigner ses longs cheveux blonds avec application, les yeux fixés sur le miroir du salon.

 « Ma chérie, qu’est-ce que tu fais ? Tu vas te fatiguer le poignet à force de te brosser ! Et où vas-tu ?? »

Stella s’avança énergiquement vers elles et s’adressa à Camille.  « Une date, mamie, une date. Impossible de rencontrer quelqu’un dans ce village paumé ! Alors oui, je suis sur Meetic, et j’ai un rendez-vous ! Tu le sais bien d’ailleurs, toujours à m’espionner, avec ton œil qui traîne à droite à gauche ».

Camille se rembrunit. Il lui semblait qu’hier encore, sa propre fille arrivait au mas avec son mari, tenant dans ses bras une petite chose rougeaude, gémissante, qui s’époumonait chaque nuit.  « Maman, on te présente Stella ! ». Les années passaient, sa fille et son gendre gravissaient pas à pas les échelons du fonctionnariat de l’éducation nationale, alors que le petit être geignant était devenu une belle jeune fille. Et puis, il y avait eu l’opportunité d’un poste de proviseur à la Réunion… Son gendre avait postulé, avec succès. Et sa femme l’avait suivi. Stella avait tout juste vingt ans, son diplôme d’esthéticienne en poche, et venait d’être embauchée dans le seul institut de beauté du village. Depuis, elle menait une vie routinière, où elle ne s’épanouissait pas…

« Et quand as-tu rendez-vous ? » interrogea Colette pour détendre un peu l’atmosphère.

« Ce soir ! j’ai encore le temps de me préparer ». Elle fit mine de retourner au salon.

« Attends ! Je crois que ta grand-mère a quelque chose d’intéressant à te dire, n’est-ce pas Camille ? »

Silence.

« Mais oui !» reprit Colette. « Raconte à Stella comment tu as rencontré Joseph, c’est une belle histoire… et je suis sûre que tu ne lui en as jamais parlé ! »

Camille ne répondait pas. Elle semblait perdue dans ses pensées. A tel point que cela intrigua sa petite fille.

« Alors, mamie ? Toi qui a la langue bien pendue, on ne t’entend plus ? » insista-t-elle, goguenarde. « Tu garderais pour toi un grand mystère ? »

Sa grand-mère se leva. « Il fait trop chaud ici, et c’est une histoire longue. Si vous voulez que je vous la raconte, on va se mettre à l’intérieur. Il y a de l’eau citronnée au frais. »

Bien calées dans de vieux fauteuils en osier, un verre à la main et le chant des cigales en bruit de fond, Colette, Camille et Stella se taisaient.

« Alors mamie… ton histoire ? »

« Allez, vaï, je ne pensais pas reparler de tout ça un jour… »

Colette l’interrompit « Ne fais pas l’enfant ! Je la connais moi, ton histoire d’amour avec Joseph, et ça peut faire du bien à la petite de l’entendre. »

Camille respira un bon coup, comme pour se donner du courage. Puis entama son récit avec, dans le regard, une expression de gravité que Stella ne lui avait jamais vue.

Quand j’étais jeune, j’habitais Saint-Pancrace. Oh, je sais, maintenant c’est une banlieue de Nice, mais à l’époque, c’était vraiment la campagne. On pouvait se balader longtemps dans les collines en pleine garrigue, on entendait chanter le coq, on nourrissait les poules ou les lapins…enfin, une autre vie, quoi. Mon père était cantonnier. Il s’échinait à nettoyer les chemins du vallon. Ma mère restait à la maison, et s’occupait de moi. J’étais leur seule fille, leur fierté. Quand l’hiver arrivait, elle me tricotait des petits bonnets que j’étais très contente de porter à l’école. Elle passait du temps à lisser mes cheveux avec des brosses douces, pour qu’ils soient toujours plus beaux et brillants. Elle cousait aussi des « robes qui tournent », comme on les appelait, parce que quand je tournais sur moi-même, la jupe se gonflait. Et, tu sais, dit-elle en s’adressant à Stella, j’adorais tourner sur moi-même jusqu’au vertige… Bref, j’étais une princesse, rien n’était jamais trop magnifique pour moi… et ça n’a pas arrangé mon caractère.

– Que veux-tu dire ? coupa Stella

– Elle t’avoue simplement qu’elle était sacrément bêcheuse ! renchérit Colette. Nous, les gosses, quand on la voyait arriver en classe, on chuchotait « Elle se croit ! » …ça voulait tout dire !

– Mais vous vous connaissiez déjà en ce temps-là ?

– Ça fait soixante ans que je fréquente cette grande dame pouffa Colette, et soixante ans qu’elle est ma meilleure amie, même si ça n’a pas été facile tous les jours !

Stella se demandait si les copines qu’elle avait connues à l’école d’esthéticienne deviendraient des amies de soixante ans. Elle était loin d’en être sûre.

-Alors, mamie, tu reprends ?

Presque dans un murmure, comme si elle peinait à se souvenir, Camille s’enhardit : oui… « moi, je me prenais pour moi » comme disait Brel, et c’était déjà beaucoup. Je détestais la classe, je n’aimais pas les livres, mais je pensais que belle comme j’étais, je n’aurais aucun mal à trouver un mari. C’était mon seul objectif ! À quinze ans, je lorgnais les garçons, je cherchais un béguin… Beaucoup me regardaient sans oser m’approcher. J’étais sûre qu’ils étaient impressionnés par mon charme, mon élégance, sans imaginer un seul instant qu’ils puissent être rebutés par une petite peste… Par ailleurs, j’étais toujours nulle au collège.  Et puis, Edouard est arrivé.

– Edouard ? C’est un peu bourge comme nom à Saint-Pancrace ? s’étonna Stella.

– Oui. Son père était ingénieur. La famille vivait à Nice, mais Edouard a eu des problèmes de santé. Il respirait mal. Le médecin qui le suivait a conseillé à ses parents de déménager sur les collines. L’air y était plus pur. En tout cas à l’époque. Le père prenait le bus et le vélo pour aller travailler tous les matins.

– Il n’y avait ni tramway ni télétravail ! ironisa Stella. Bon, revenons à nos moutons : Edouard.

– Je suis tombée follement amoureuse de lui. Je le trouvais beau, élégant. Il avait quelque chose de la ville que nous ne connaissions pas encore, nous à la campagne.

– Waouh ! Ma grand-mère amoureuse d’un hipster ! railla Stella, alors que Colette écarquillait les yeux, un peu perdue. Camille poursuivit.

– Nous n’étions pas dans la même classe, mais je faisais tout pour me faire remarquer. Je poussais ma mère à me confectionner encore plus de robes, des gilets, des écharpes, que sais-je…

– Tu l’as rendue chèvre ! approuva Colette en hochant la tête.

– Et alors, ça a marché ? Tu l’as eu ton date avec Edouard ? s’impatienta Stella.

– Non… Edouard avait un petit air suffisant, mais je ne me méfiais pas.

– Comme quoi qui se ressemble…

– Non, coupa Camille. Ça n’a pas marché avec moi.  On ne s’est pas assemblé, au contraire. Un jour, en plein cours de je-ne-sais-plus quoi…

– C’était en philo ! s’exclama Colette.

– Ah mais tais-toi, c’est moi qui raconte ! Je m’en serais souvenue…

– Allez mamie, continue ton histoire !

– Donc, en plein cours de philo, le professeur m’interroge. Bien sûr, je n’avais pas travaillé. Donc je tombe tout à fait à côté de la question. Et là, Edouard passe sa tête dans l’embrasure de la porte, et s’écrie d’une voix forte « C’est pas Spinozine, c’est Sécotine ! ». Tous les élèves se sont mis à rire et à se moquer de moi.

– Mais… ça veut dire quoi ? demanda Stella, ébahie.

– Tout simplement que la réponse à la question était Spinoza.

– Mamie, j’avais compris, même si je suis nulle en philo ! Mais… Sécotine ?

Colette sourit à son amie, avant d’enchaîner doctement :la Sécotine, c’était une colle forte, qu’on utilisait beaucoup dans les écoles pour les travaux manuels…

– Oh là là, mamie, tu t’es pris un râteau ! s’exclama Stella. En fait, Edouard t’a RI-DI-CU-LI-SÉE devant tout le monde !!! Aujourd’hui, il t’aurait filmée, tu serais sur Insta, avec « Spinozine, c’est Sécotine ! », sur l’air de « Bécassine, c’est ma cousine ! »

Camille se taisait, et réfléchissait.

– Je ne sais pas si je me suis pris un râteau, comme tu dis. Mais en tout cas… Personne ne m’avait jamais parlé comme ça auparavant…J’avais honte, j’étais en colère, je n’ai plus ouvert la bouche pendant un bon moment.

– On ne la reconnaissait pas ! acquiesça Colette.

– Et puis un jour, un garçon plutôt rondouillard, que je n’avais jamais remarqué, mais qui n’habitait pas très loin de chez nous, vint m’apporter ce que tu vois au milieu de la salle à manger…et que tu aimes bien regarder, Stella.

– Quoi ? Le miroir ?

–  Ce garçon était fils de ferronnier. Il me remet donc ce miroir, forgé dans le souffle d’une flamme. J’allais le repousser vertement quand il m’a dit, d’une voix mal assurée « c’est pour toi ! Un miroir ne ment pas, mais il ne dit pas tout ». J’ai été très troublée par ces paroles. Je me suis regardée longtemps dans la glace. J’ai scruté mes défauts. Et j’en avais, bien sûr : un nez un peu trop long, des mollets un peu trop ronds…Je me suis demandé ce que je voulais vraiment devenir. J’ai réfléchi, jusqu’à me convaincre que je ne voulais plus être jugée que par moi-même. Et j’ai entamé ma métamorphose.

– C’est là que tu as décidé d’être institutrice ? demanda Stella.

– Non, mais j’ai décidé d’apprendre. Je voulais comprendre le monde. Même si je n’y suis toujours pas arrivé, j’ai au moins essayé.

– Mais alors, reprit pensivement Stella… Joseph ?

– Le fils du ferronnier, c’était ton grand-père. Tu ne l’as pas connu, il est parti trop tôt. Mais j’ai senti que c’était un homme solide, qui voulait que je me trouve…avant même de le retrouver. Je n’ai jamais regretté mon mariage.

– Vous étiez si beaux ! renchérit Colette.

Le smartphone de Stella bipa. Elle jeta un coup d’œil désabusé sur l’écran, et appuya simultanément sur « bloquer » et « effacer ». Puis elle se leva et prit Camille dans ses bras : « Plus de date, mamie ! Ni aujourd’hui ni après ! Moi aussi, j’attendrai mon Joseph ».

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