Frère Loup se leva dès l’aube. La veille, il avait trompé la faim en avalant des morceaux du râble et des cuisses d’un petit lapin attrapé plus tôt. À présent, il avait la ferme intention d’améliorer l’ordinaire avec la viande grasse d’un castor. Il éteignit les dernières braises de son feu avec de la terre, rangea son attirail sous la couverture empruntée aux Wendats, puis dissimula le tout sous un buisson. Il ne conserva que son arc, ses flèches et son couteau. Il marcha vers le ruisseau, puis retrouva le coin de forêt où il avait vu les arbres abattus par un ou plusieurs castors. Puisque les coupes semblaient récentes, on pouvait en déduire que les bûcherons amphibiens se trouvaient encore dans les parages. L’ex-jésuite poursuivit son parcours en suivant le ruisseau qui devait nécessairement se jeter dans un cours d’eau plus important. À mesure qu’il descendait, les trognons grugés se faisaient plus nombreux. Infatigables travailleurs, les castors rongeaient progressivement le pourtour de leur cible, mais ne savaient anticiper le moment ou la direction de la chute finale. Frère Loup avait espéré qu’avec un peu de chance, il découvrirait une de ces bestioles écrasée par l’arbre dont elle avait déchiqueté la base. Malheureusement, cet espoir fut vain. Quelques toises plus bas, il trouva ce qu’il cherchait: un ruisseau plus large, mais pas assez pour porter le nom de rivière. Le plan d’eau devait mesurer environ deux toises de large, mais sa véritable taille devait probablement être moindre, n’eût été le début de barrage que les castors avaient commencé à édifier un peu en aval.
Frère Loup se dissimula derrière plusieurs gros rochers qui bordaient le cours d’eau principal. De là, il aperçut trois sillons dans l’eau, visiblement provoqués par trois museaux moustachus. Pendant un moment, le chasseur observa le va-et-vient de ces trois spécimens. Il devait s’en trouver d’autres de l’autre côté du barrage ou à l’intérieur même du réseau d’arbres et de branches. Ceux-là jouissaient d’une certaine protection, car l’eau était trop froide pour que Frère Loup s’y risque. Il devait attendre qu’un de ces castors arpente la terre ferme dans l’intention de dénicher des matériaux de construction. Comme il ne voyait aucun signe d’agitation, l’ex-jésuite conclut que les bêtes n’avaient pas encore détecté sa présence. Il dut patienter une demi-heure avant que l’une d’elles ne se décide à toucher la rive et à grimper la pente menant à la forêt. La bête devait se trouver à environ trente toises de son prédateur. Celui-ci attendit que l’animal ait mis suffisamment de distance entre elle et le ruisseau. Parfaitement à l’aise dans l’eau, le castor était plutôt lourdaud sur la terre ferme. Frère Loup voulait s’assurer que lorsqu’il s’exposerait pour le capturer, l’animal n’aurait pas le temps de retraiter vers le plan d’eau.
Lorsqu’il jugea que le rongeur se trouvait suffisamment loin, le Français sortit de sa cachette, apposa une flèche à son arc et banda celui-ci à son maximum. Du ruisseau parvinrent des claquements de queue. Des castors avaient aperçu le prédateur et lançaient des avertissements en frappant l’onde de leur large appendice avant de disparaître sous l’eau. Pour la malheureuse bête coincée sur la terre ferme, il était trop tard. Elle essaya en vain de retourner au barrage, mais elle ne déployait pas suffisamment d’agilité ou de rapidité pour contrer la flèche de Frère Loup. Le projectile l’atteignit directement sur le flanc et le gros rongeur s’écroula en poussant un petit cri strident.
L’animal était blessé, mais pas mortellement. Sous le choc, il gisait sur le sol en gémissant son malheur. Chogan avait appris à Frère Loup à respecter la vie de sa proie. L’ex-jésuite avait le cœur brisé en raison du tort irréparable qu’il s’apprêtait à causer au pauvre rongeur. Il saisit un bout de bois, puis dit doucement: Je suis désolé, mais j’ai besoin de toi. Puis il lui asséna un violent coup pour mettre un terme à ses souffrances.
Ceci fait, il agrippa l’animal par la nuque. La bête devait peser approximativement quarante livres de marc1, un beau spécimen. Frère Loup ramassa sa flèche et entama le retour vers le campement. Pour éviter de se perdre, il suivit à rebours le petit ruisseau qui l’avait mené jusqu’au barrage. Il avait parcouru environ dix toises lorsqu’il entendit un son inattendu à travers les bruissements habituels de la forêt. Il s’arrêta un instant pour vérifier s’il ne s’était pas mépris. Pas de doutes, il s’agissait de voix. Des humains parlaient.
Ces voix provenaient de sa gauche, en haut de la butte qui longeait le ruisseau. Frère Loup se cacha précipitamment derrière un arbre et prêta attentivement l’oreille pour entendre ce qui se disait. Il tenait surtout à identifier la langue, sauf que le son émis par l’écoulement du cours d’eau n’aidait pas. Au bout d’un moment, il put saisir: hnekirha’2!
Le Français avait passé suffisamment de temps chez les Onneiouts pour savoir qu’il avait affaire à un groupe d’Iroquois, possiblement des Agniers. Il ne pouvait les voir et il lui était impossible de déterminer leur nombre. Cependant, il vit l’un d’eux se rendre au ruisseau, vraisemblablement pour emplir sa gourde. Il était hors de question qu’on découvre sa présence. Il pourrait toujours vaincre l’un de ces hommes en combat singulier, sauf que cet homme ne manquerait pas d’alerter les autres.
Avant d’être repéré, Frère Loup redescendit vers le barrage et se tapit derrière le même rocher d’où il avait épié les castors. De là, il put voir le guerrier mohawk se rassasier au ruisseau, puis remplir sa gourde. L’homme s’apprêta ensuite à rebrousser chemin vers le haut de la butte lorsqu’il s’interrompit. Il scruta le sol, comme s’il avait détecté quelque chose d’anormal. Frère Loup se dit alors qu’il avait dû laisser des traces de pas dans la terre meuble, à proximité du cours d’eau. Après s’être caché du mieux qu’il put derrière le rocher, il saisit une flèche, la porta à son arc et banda celui-ci aussi loin qu’il le put. Il regarda le castor. Cette fois, c’est lui qui était coincé. Était-il puni pour avoir tué cette pauvre bête?
À présent, il pouvait entendre, à chaque pas fait par le Mohawk, le craquement des branches et le bruissement des feuilles qui tapissaient le sol automnal. S’il fallait que son odyssée se termine ainsi, au moins, il défendrait chèrement son scalp. Le guerrier ne se trouvait à présent qu’à quelques toises de sa cachette. Frère Loup appréhendait à tout moment de le voir surgir à l’extrémité du rocher.
Puis les bruits de pas cessèrent. Le Mohawk avait-il deviné que quelqu’un l’attendait derrière le rocher qu’il s’apprêtait à contourner? Les mains de Frère Loup se mirent à trembler et il dut déployer un gigantesque effort de concentration.
- Une livre de poids de marc équivaut à un peu moins d’un demi-kilogramme.
- Boire, dans la langue des Agniers (Mohawks), une des nations iroquoises.