Les contes de la varangue

Une nouvelle extraite du recueil : Les contes de la varangue (ORPHIE 2024)

JULIANO ET LISETTE

Une fois de plus Juliano avait été pris. Cela faisait moins de trois mois qu’il était dehors et il se retrouvait à la case départ, en garde à vue. A bientôt trente ans, il avait déjà passé, en cumulant tous ses séjours, pas loin de deux années à l’ombre.

Toujours la même histoire : cambriolages, vols, surtout de voitures et de motos. Cette fois-ci n’échappait pas à la  règle. Il avait volé une Audi A4 à un type qui avait imprudemment laissé les clefs sur le contact, tandis qu’il achetait sa baguette de pain au Point Chaud dans le quartier du Chaudron. Facile ! Il n’avait eu qu’à se glisser au volant, enclencher la première et à appuyer à fond sur la pédale d’accélérateur. Dans le rétroviseur, Il avait vu en rigolant un type courir à sa poursuite mais la voiture puissante qu’il connaissait bien, c’était sa préférée, avait vite semé le gros Malbar, le laissant essoufflé et dépité sur le bord du chemin.

Il avait constaté avec satisfaction que le réservoir était aux trois-quarts plein, ainsi que l’indiquait la jauge et avait décidé d’aller voir  son tantine, sa jolie Cafrine : Lisette, aux yeux « en grains de letchis », comme dit la chanson.

Il la connaissait depuis deux ans et, malgré ses allers et retours à la prison de Domenjod, elle ne l’avait pas laissé tomber. Elle était venue régulièrement le voir au parloir lors de ses dernières incarcérations et avait été à chaque fois  présente lors de ses sorties, heureuse de retrouver son amoureux et pressée de le retrouver auprès d’elle dans son lit.

Lisette l’aimait et il aimait Lisette mais cependant pas au point de renoncer au mode de vie qu’il s’était choisi à l’adolescence, vers 14 ans. D’ailleurs, elle ne le lui avait jamais demandé, sachant intuitivement que même l’amour ne change pas les gens.

Il avait vite compris à sa sortie prématurée du collège que le seul travail qu’il pouvait envisager était celui de manœuvre mais, casser des cailloux ou monter des murs d’immeubles ce n’était pas son truc. Se ruiner le dos et les  articulations pendant toute une vie comme son père qui, à bientôt 60 ans, était pratiquement impotent dans son trois pièces au quatrième étage, non ! Ça il n’en voulait pas et n’en voudrait jamais. Alors il avait commencé à vivre en marge. D’abord des petits vols, puis il était monté en gamme avec les cambriolages.

Souvent associé à des dalons occasionnels, il repérait avec eux une belle case. Ensemble, ils la surveillaient discrètement puis, profitant de l’absence des propriétaires, la vidaient de tout ce qu’ils pouvaient emporter et vendaient ensuite le butin. Idem pour les voitures ou les motos qu’ils démontaient et qu’ils revendaient en pièces détachées.

Evidemment, ils se faisaient souvent prendre bêtement : l’un des comparses avait trop parlé ou la vente des objets ou des pièces était trop voyante et parvenait aux oreilles de la police qui mettait fin, pour un temps, à leurs activités illégales.

Juliano purgeait alors sa peine tranquillement, en général quelques mois, puis la vie reprenait. Une constante dans les méfaits de Juliano était qu’ils étaient tous commis sans violence. Il volait certes, mais comme il ne buvait que très modérément, ne fumait pas de zamal ni ne consommait aucune drogue, bien que celle-ci fût largement diffusée dans le milieu de la petite délinquance, ses larcins n’étaient jamais l’occasion de dérapages violents. Ainsi, il écopait toujours de peines assez courtes, assorties d’une sempiternelle leçon de morale assénée par le juge que Juliano écoutait en silence, un vague sourire compréhensif aux lèvres.

La condamnation qui s’annonçait serait  la vingt-quatrième inscrite à son casier judiciaire.

Quand Juliano ne volait pas, il  exerçait toutes sortes d’activités traditionnelles, conséquences de son éducation, minimale certes, mais très créole.

Il adorait la pêche, que ce soit en rivière ou en mer. Sa patience était sans limite devant sa gaulette,  sur la rive, à guetter du coin de l’œil le bouchon  ou armé de son fusil sous-marin, lorsqu’il pourchassait des proies au fond de l’océan. Il adorait aussi passer de longues heures à dériver sur sa grosse chambre à air noire de tracteur au large de Saint Paul ou du Port, sous le soleil écrasant qui finissait de brunir sa peau hâlée, à pêcher le cari poisson qu’il partagerait le soir avec Lisette. A la bonne  saison, il partait dans les montagnes pour chasser le tangue ou piéger de petits oiseaux grâce à la glue dont il recouvrait les branches des arbres, sans se préoccuper des règlements en vigueur qui interdisaient cette chasse d’un autre temps, désormais associée au braconnage.

Juliano menait une vie d’insouciance et de liberté, sorte de Robinson  dans une île dont la modernité ne l’atteignait pas ou si peu.

Seule concession au XXI ème siècle : un vieux téléphone portable qui le reliait à Lisette.

Il avait bien expliqué aux policiers qui l’avaient arrêté que, cette fois-ci, s’il avait volé l’Audi, ce n’était pas pour la dépecer et la revendre par petits bouts. Alors qu’il s’apprêtait à partir pour la rivière de l’Est avec l’intention de pêcher des bichiques, son tantine lui avait téléphoné et l’avait inquiété : elle en était à son sixième mois de grossesse et lui avait parlé de douleurs et de contractions. Il avait alors décidé de voler une voiture pour la rejoindre, prendre soin d’elle et de son petit à venir.

Il n’en avait pas eu le temps, un banal contrôle routier avait mis fin à ses projets. Il n’avait pas pu rejoindre Lisette.

Rompus aux excuses en tout genre des délinquants pour les attendrir ou amoindrir leurs méfaits, les policiers avaient rigolé, ignorant le désespoir qui coulait des yeux noirs de Juliano.

Comparution immédiate. Dès la fin de la garde à vue, il serait déféré devant le juge qui lui signifierait son incarcération instantanée à Domenjod, en attendant le procès. Compte tenu de son passé judiciaire, la procédure était certaine.

Abattu,  Juliano avait baissé les yeux, comprenant qu’il devait prendre son mal en patience. On le plaça dans une cellule du commissariat de Malartic jusqu’au lendemain matin.

Avant qu’on lui confisque son téléphone, il avait eu le temps de lire un texto de Lisette, le prévenant que sa sœur l’emmenait à l’hôpital de Terre-sainte.

Juliano n’a pas fermé l’œil de la nuit et, au petit matin, les policiers l’ont menotté et extrait de sa cellule pour le conduire chez le juge.

Alors que tous attendaient que la grille du garage fût levée pour partir, Juliano a saisi l’opportunité. Poussant de ses deux mains entravées le policier le plus proche de lui, bousculant celui qui lui barrait le passage, il a détalé dans la rue. Il a été poursuivi pendant cinq cents mètres, sa plus grande crainte était qu’ils lui tirent dessus, mais ils ne l’ont pas fait et il a réussi à semer ses poursuivants.

Il a alors foncé vers la côte en essayant de cacher au mieux ses mains menottées. Il savait qu’il aurait bien plus de chances d’échapper aux recherches s’il se trouvait dans la nature qu’il connaissait parfaitement plutôt qu’en ville où il serait vite repéré.

Une fois parvenu devant la mer, sa longue silhouette s’est dissimulée au milieu du chantier de la nouvelle route du littoral. Il a attendu jusqu’au soir que les ouvriers quittent le chantier pour s’extirper du tas de vieilles bâches où il s’était caché.

Les menottes le gênaient terriblement. Il a réussi à enfoncer la porte d’une cabine de chantiers et s’est mis à la recherche d’outils pour s’en débarrasser. Après plusieurs tentatives avec des pinces, marteaux et autres ustensiles, il a dû se rendre  à l’évidence : impossible de les briser, elles étaient trop solides. C’est alors qu’il a remarqué un fût de graisse et qu’il s’est remémoré la réflexion du policier qui l’avait entravé :

  • T’as des petites mains, c’est con on n’a qu’une

taille de bracelets ! Mais ils feront l’affaire…

Juliano a plongé ses mains dans le bac à graisse et, peu à peu, en forçant, en tournant au fur et à mesure ses poignets, il est parvenu à extraire ses deux mains de leur gangue de métal. Il a balancé les menottes au loin et décidé de se mettre en route.

La nuit tombait et personne n’a remarqué, depuis la route du littoral, la fine silhouette qui longeait l’océan à grands pas.

Il a marché, couru ainsi jusqu’à  La Possession, puis a atteint Saint-Paul sans encombre.

A Saint-Paul, il a quitté le littoral au niveau du cimetière marin et s’est risqué à continuer sur la route. Il y avait peu de risques qu’il rencontre des policiers ou des gendarmes à une heure aussi avancée.

Vers six heures du matin, les pieds en sang, il parvenait à Saint Leu. Le jour était levé, les voitures se faisaient plus nombreuses et il s’est décidé à faire du stop. Il savait que les policiers, surpris par son évasion ne tarderaient pas à faire le rapprochement avec Lisette, il fallait qu’il soit avant eux à l’hôpital.

Une camionnette de maçons qui allaient à Saint Pierre s’est arrêtée et il est monté à l’arrière dans la benne. Les ouvriers, encore endormis, ne lui ont pas posé de questions.

A huit heures, il était devant la porte d’entrée de l’hôpital.

Il a poussé la porte et demandé où était son amoureuse.

On lui a répondu qu’il ne pouvait pas la voir, elle était trop faible, les visites n’étaient pas encore autorisées.

N’écoutant rien ni personne, il a foncé vers la chambre indiquée.

Il a trouvé sa jolie cafrine allongée sur le dos. Elle était très pâle. Il s’est approché, l’a prise dans ses bras et lui a murmuré au creux de l’oreille : « Mi aime a ou ».

Elle a ouvert les yeux et deux grains de letchis brillaient dans la pénombre.

Elle lui a soufflé que le bébé était mort.

Une larme a coulé sur la joue de Juliano. Elle n’avait pas fini de couler que quatre policiers faisaient irruption, le menottaient et l’emmenaient.

Depuis l’arrière de la voiture qui le ramenait vers Saint Denis Juliano a entendu les quatre policiers reprendre en cœur le refrain d’une chanson qui passait à la radio. Il s’est mordu la lèvre jusqu’au sang pour ne pas pleurer tandis que les gendarmes fredonnaient :

« Toué lé jolie, ton dent lé blanc comm’de riz

Toué lé jolie, ton zié brille comm’grain letchis »… [1]

Au procès, l’avocat commis d’office et qui ne s’appelle pas Dupont-Moretti, n’a pas réussi à émouvoir le juge en évoquant les raisons de l’évasion de Juliano.

Il devra faire huit mois supplémentaires de prison.

[1] Toué lé jolie : chanson créole de Pierre Vidot et Serge Barre

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