15 août 1929
En me levant au milieu d’une nuit particulièrement agitée, les draps trempés, en nage, claquant des dents, ignorant jusqu’à l’endroit où j’avais échoué, je me suis agrippé longtemps aux abords de mon lit chamboulé, tel un naufragé échoué sur une plage dont il n’a jamais décelé l’existence.
Mes yeux affolés se sont attardés sur chaque objet entreposé dans cet espace étranger et étrange.
Le bureau, face au lit, où règne un fouillis indescriptible. Cafouillis qui ne me ressemble guère. Au-dessus du bureau, une porte-fenêtre donnant sur un balcon que je discerne à travers les interstices du voilage qui revêt cette porte-fenêtre.
Une lampe de bureau, éteinte, en vieux métal rouillé vert-de-gris. Sur ma droite, une table de chevet. Encombrée de livres entreposés à la va-vite. Puis un verre, à moitié vide, d’un liquide qui semble être de l’absinthe.
Un Almanach, par terre, sur le sol en plancher. Une année. 1920. Une cravate en soie bleue. Une veste de smoking et un pantalon, abandonnés sur la chaise dans un coin de la pièce. Lie-de-vin.
Et puis c’est tout. Des riens pour un tout. Des riens qui ne parlent pas du tout. De ces petits riens du quotidien qui en disent long sur nous. Et qui au fond, ne disent rien.
Entre le tout et le rien, qu’y a t-il ? Tout ? Rien ? Un tout de rien ? Un rien du tout ?
Et moi ? Qui suis-je ? Un être qui se fait un rien de tout ?
Je frissonne et ce faisant, fouille, hagard, dans les limbes de ma mémoire. Dans la vie, c’est tout ou rien. L’on ne peut prétendre aux deux à la fois.
Et soudain, des bribes affluent à la surface de mon coma déroutant. Des bribes. Des mots. Ces mots qui disent la disparition, les écrire. Les consigner dans un carnet. Avant que le rien ne l’emporte sur le tout. Avant que le sommeil ne me retienne en captivité. Et que j’en oublie le tout. Ou du moins, ce petit rien qu’est un écrit criant le tout, s’écriant de tout, à toute volée. Comme l’on joue de son va-tout, le long des plages de l’existence sur lesquelles on finit, un jour ou l’autre, ou peut-être une nuit, par échouer, à mi-chemin entre le rêve et la réalité.
Les plages. Une plage. Le Touquet. Cet espace dunaire à l’embouchure de la Canche, c’est là qu’elle était, la dernière fois qu’on l’a aperçue, lumineuse dans sa robe colorée. Aurélia.
Selon les promeneurs témoins de sa présence en ces lieux, “sa robe était d’hyacinthe soufflée, et ses poignets, ainsi que les chevilles de ses pieds étincelaient de diamants et de rubis.”
Aurélia, mon tout. Dont il ne me reste que des petits riens. Que je m’évertue à solliciter et à assembler, neuf ans plus tard, dans cette chambre du Royal Picardy. Neuf ans plus tard. Jour pour jour. Dans cet hôtel érigé sur le lieu même de sa dernière apparition.
Tout revient, subitement.
Le 15 août 1920. Alors que je suis sur le point de mener mes troupes vers la victoire, à Varsovie, l’emportant ainsi sur l’armée bolchévique, Aurélia m’attend au Touquet, pour célébrer comme il se doit le “Miracle de la Vistule”. Et nos retrouvailles, après toutes ces années de guerre et de séparation. Aurélia qui se volatilise. Sans laisser une infime trace. Ni aucun indice.
Dès lors, dans cette vill moderne devenue le paradis des vacanciers en quête de luxe et de sport, les langues vont bon train. Aurélia, jeune et belle bourgeoise orpheline, aurait suivi un maharaja qui lui aurait promis monts et merveilles.
D’aucuns l’auraient aperçue qui roucoulait avec lui dans le tramway. D’autres affirment qu’un célèbre peintre australien l’aurait prise pour modèle. Elle aurait été vue à plusieurs reprises, poser pratiquement nue, le long de la côte Opale.
Certains affirment encore, après tout ce temps, qu’elle se serait fait enlever, du côté de l’avenue Saint-Jean qui relie la forêt à la mer, par un prince du Moyen-Orient.
Où est la part de vérité dans tous ces on-dit ? Aucune de ces hypothèses ne colle à la peau de cette femme complexe et mystérieuse qu’est Aurélia.
15 août 1929. Comme chaque année, depuis neuf ans, je me trouve au Touquet, n’ayant pas renoncé à retrouver ma disparue du 15 août 1920.
Je n’ai négligé aucune piste. Certain de l’amour qui la liait à moi, je sais, en mon for intérieur, que la probabilité qu’elle ait suivi un autre est plus qu’incertaine.
Il avait été prévu que je vienne la rejoindre au Touquet, avant la fin août 1920. Et que c’est ensemble que nous repartirions. Pour ne plus jamais nous quitter.
Est-ce le chef de l’armée bolchévique, Toukhatchevski, ou l’un de ses acolytes qui est derrière sa disparition ? Comment aurait-il sû, pour Aurélia et moi ? Je n’ai pu jusque-là en avoir la preuve formelle, de son implication dans l’enlèvement de la femme que j’aime. Pourtant, il est le seul à éprouver pour moi, un désir de vengeance.
Pourquoi a-t-il fallu en arriver là ? Une telle catastrophe aurait-elle pu être évitée ? Le naufrage dans lequel je me noie depuis, aurait-il pu ne pas exister ? Probabilité nulle.
Vaincre, d’un côté. Perdre de l’autre. Quel être humain est en mesure d’empêcher le cours des évènements, dès lors que la machine infernale est lancée ? Une machine alimentée par l’armada bolchévique qui plus est ?
Il a suffi d’un seul évènement pour que tout ce à quoi je m’accrochais, vacille.
“Le feu, aime-t-on souvent à répéter, est l’épreuve de l’or.” Pourtant, face à cette épreuve, Aurélia, fille du feu, ne l’a pas emporté. Et je suis loin d’en tirer de l’or. Encore moins les ors d’un Couchant car je suis au couchant de ma vie. Depuis le jour de sa disparition. Inexpliquée. Inexplicable.
La boite de Pandore, vide. Et déjà, dans le silence de cette chambre luxueuse, le spectre du lendemain. Et de tous ces lendemains. Cet ancien officier bolchévique que je dois rencontrer demain, en gare d’Etaples et qui détiendrait, selon ses dires, un coffre regorgeant de secrets, ignorés de tous. Un secret, parmi eux, qui ne demande qu’à être perçu à jour. Moyennant finances.
Suis-je en mesure de lui faire confiance ? Ne vais-je pas regretter d’aller à sa rencontre ? Et si je venais, par malheur, à être aperçu en sa compagnie ? Dieu sait de quelle crimes l’on pourrait m’accuser. De trahison, c’est certain.
Déjà qu’au Touquet tout le monde a des oeillères ; tout le monde épie tout le monde derrière le vernis de la pseudo indifférence des gens de la bonne société. Pourtant, le 15 août 1920, c’est à croire qu’ils avaient tous, à l’unanimité, décidé de s’en défaire.
Trop tard de toute façon pour faire machine arrière. Le mécanisme est bloqué. La machine ne peut plus qu’avancer.
Tout afflue à ma mémoire, soudain, dans la pénombre de cette chambre qui m’abrite, seul, ainsi que mes compagnons du soir, ces corps étrangers que sont les souvenirs, et qui me grignotent de l’intérieur, sans répit.
Mes autres compagnons, mes amis, ceux d’Aurélia aussi, ou du moins qui se prétendaient amis… où sont-ils ? Volatilisés. Pulvérisés par l’avènement d’un mal pourtant non contagieux : la disparition d’Aurélia.
Et moi je ne suis qu’un militaire, anciennement chef des troupes polonaises. Un homme oublié parce que privé subitement de sa moitié. Oublié dans ce lieu luxueux, condamné à demeurer seul et reclus parce qu’il l’a certainement mérité. Un être qui a peur de finir dans la solitude. Peur de ne pas retrouver celle qui est sa raison de vivre. Son unique rêve dans la vie. La peur. De l’inconnu. La cause et l’effet de tout. Et dont la conséquence est un grand Rien. Indéterminé. Fluctuant. Déboussolant, par ses contours hurlant de vacuité.
16 août 1929
Le jour qui se lève apporte avec lui la lumière du soleil déjà vive qui dessine avec netteté les pourtours des objets qui m’entourent. Remettant un semblant d’ordre dans la pièce victime de mes désordres intérieurs de la nuit passée, je m’empresse de me préparer en vue de mon rendez-vous avec le sergent Dimitri, à la gare d’Etaples. Depuis les années 1840, un train relie la capitale parisienne à Boulogne-sur-mer, desservant le Touquet.
Nous avons prévu de nous rencontrer sur le quai B de la gare, évitant ainsi le hall bondé, à cette période de l’année.
Le sergent Dimitri est mon dernier recourt. Si les informations qu’il dit détenir s’avèrent fondées, je serai alors en mesure d’espérer revoir Aurélia un jour. Et mes recherches n’auront pas été vaines.
Résolu, je quitte le Royal Picardy, renonçant au petit-déjeuner. De toute façon, l’anxiété m’a coupé l’appétit.
De loin, j’aperçois les reflets changeants de la surface de l’eau qui se dessinent en arrière-plan, se mêlant aux silhouettes des dames parées de leurs belles tenues. Je longe les hôtels qui ont poussé çà et là au fil des ans ; l’Hermitage et le Normandy.
Mes pas m’entrainent en direction de l’église Jeanne-d’Arc. Un coup d’oeil à l’horloge m’indique qu’il n’est pas loin de neuf heures.
Je rebrousse chemin. Il est temps pour moi de me diriger vers la gare.
Coupant à travers les villas dont l’architecture du style Touquettois Moderne invite au bonheur et à la tranquillité, je suis au summum de l’intranquilité.
Neuf heures quinze. J’arrive à la gare.
Notre rendez-vous est prévu à neuf heures trente-cinq.
Adoptant l’air de Monsieur tout le monde, je décide de prendre un café crème pour tuer le temps. La patience n’a jamais été de mon fort. Je suis même très impatient de nature.
L’absence d’Aurélie m’a appris à le devenir, malgré moi.
Instinctivement, je regarde sans cesse l’horloge murale, à l’entrée de la gare. Le temps passe trop lentement. Je calcule intérieurement que cinq minutes me sont nécessaires pour atteindre le quai.
Les visages qui m’entourent me sont parfaitement inconnus.
Fendant la foule de touristes, c’est d’un pas assuré que je me dirige vers le lieu convenu. Il me faut descendre des marches, traverser un tunnel, et remonter. Quai B.
Dans le tunnel, soudain, un mauvais pressentiment me freine dans mon avancée, me hérisse les poils. Un bruit sourd parvient jusqu’à mes oreilles. Un bruit qui m’est familier.
Je monte les marches, l’une après l’autre. A peine ai-je posé la jambe droite sur le quai, que je le vois. Allongé sur le sol. Inerte. Baignant dans une flaque de sang.
Mon regard a juste le temps d’enregistrer un ultime soubresaut de ce corps bien charpenté. Le corps d’un homme qui devait me mener cers Aurélia. Et que quelqu’un a supprimé, en plein jour. Pour l’empêcher de me parler. Pour me séparer à tout jamais, de la femme aimée.
Aurélia. Le rêve transformé en cauchemar. La vie transformée en trépas.
Sans demander mon reste, je redescends les marches. Inutile de me jeter dans la gueule du loup. Eviter de me trouver lié à cet acte sanglant.
“L’homme est double, me dis-je.” Je viens d’en avoir la parfaite illustration. Qui savait pour cet entretien planifié dans le plus grand secret avec Dimitri ?
Dimitri a dû être suivi par les renseignements bolchéviques. Cela ne fait aucun doute. Et moi aussi. Certainement. Ils doivent être là, tapis dans l’ombre, à m’épier.
Le hall de la gare grouille à présent de gendarmes et de policiers. Je me dépêche de sortir par la seconde issue.
A l’extérieur, le soleil est haut dans le ciel. Les estivants se dirigent nonchalants vers le bord de la plage.
16 août 1929.
Neuf ans que Aurélia a disparu. Neuf ans et un jour.
Au Touquet, rien n’a changé. C’est toujours le lieu le plus prisé pour le luxe. Et les divertissements en tous genres.
Un homme vient d’être abattu. Il détenait la vérité sur un mystère qui n’a cessé, qui ne cesse, qui ne cessera jamais de me tourmenter. De me remuer.
Un homme vient d’être réduit au silence. Pour toujours.
Aurélia a disparu un soir du quinze août 1920. Et puis c’est tout.
Des riens dans un tout. Des riens qui ne parlent pas du tout. Qui ne parleront pas du tout.
À moins que… tout ceci n’ait été qu’un rêve… Aurélia, sa disparition, moi, le corps de l’homme sans vie sur le quai B de la gare d’Etaples…
Après tout, le rêve n’est-il pas une “seconde vie” ?