Les pages du manuscrit envolé le 13 novembre 2015 sont été réassemblées en un livre qui, parmi d’autres, orne les planches d’une bibliothèque de salon.
Ce livre que Matthias regarde comme une bouée de sauvetage a permis l’éclosion d’une famille nouvelle: Will et François ont accueilli chez eux les deux jumeaux syriens que la mer a accepté de leur donner.
Thomas et Matthias vont-ils réussir leur exil en France? Lucrezia, elle, a tenté l’aventure bien des années plus tôt…
Pages 345-348:
Mes premiers mois parisiens se sont révélés éprouvants : le soleil me manquait, le ciel d’automne gris et bas pesait sur mes épaules. Et puis, il y avait cette peur qui me tenaillait la nuit, le jour : celle de ne pas trouver à manger.
Peur de ma capacité de vivre.
J’ai bien essayé de vendre quelques dessins dans les restaurants, les cafés. Mes œuvres n’intéressaient pas grand monde et j’en ai conçu de l’amertume : entre mes yeux, ma petite ride se creusait davantage.
Je me suis alors rendue à Montmartre : sur la célèbre butte, j’ai rencontré quelque succès avec des « portraits-minutes » auprès de touristes asiatiques, cela payait mieux.
Un petit boulot d’aide-ménagère me permet aujourd’hui de payer mon loyer : j’occupe une « chambre de bonne » à Belleville.
J’exècre cette expression.
Parfois, je descends dans le centre de Paris pour me promener dans les beaux quartiers. J’erre le long de la Seine, je m’accoude et je contemple l’eau grisâtre qui se faufile entre les berges. Par grand vent, des vagues se forment, roulent, malmènent les péniches. J’aime regarder ce combat de l’eau contre les murs en écho à mon propre combat pour survivre seule en terre d’adoption. Paris est aussi coupée en deux, comme Matera, mais ici, la faille créée par la Seine vit, respire au rythme de la grande ville. Ma colère envers la Gravina austère et immobile se réveille : je ne regrette rien.
J’ai réalisé qu’ici, en bas, vit une autre société : les gens que je croise sont plus beaux, plus riches. Les dames se promènent parfois seules, portant une serviette de cuir, affichant un air absorbé ; elles conduisent une voiture, s’engouffrent dans des bureaux et pas seulement chez les coiffeurs ; les filles portent des livres sous le bras. Tout cela est loin du portrait de la femme poupée, parée de beaux habits et de jolies chaussures dont je rêvais quand j’étais enfant.
C’est ici que je dois gravir les échelons.
Je suis donc entrée un midi à La Procure : j’aime lire depuis qu’Alba m’a donné le manuel d’histoire et celui de géographie. À Paris, j’ai continué à lire, des romans surtout, que j’achète en seconde main à un prix dérisoire.
J’ai déambulé dans les couloirs de la grande librairie, m’enhardissant à ouvrir un volume, un autre ; apparemment, c’est permis, d’autres lecteurs le font aussi.
J’y suis revenue tous les dimanches, attirée par le bruissement calme des pages, des voix feutrées.
Une vendeuse m’a souri. J’ai senti que je pouvais lui poser la question qui me taraudait depuis des semaines :
̶ Y a-t-il un emploi vacant ici ? J’aime beaucoup lire !
On m’a affectée au nettoyage des rayons : encore un plumeau, un chiffon, une éponge.
J’ai pesté, mais j’ai accepté.
Après tout, je monte en grade, c’est mieux que les appartements populaires de Belleville, les rencontres seront peut-être intéressantes.
Juchée sur mon escabelle, entre deux rayonnages, je me retourne et je scrute, les sourcils froncés, la foule silencieuse qui va et vient, prend son temps, indifférente à « la bonne ».
Je domine tout, méprisante, du haut de mes trois marches : ce que je veux, c’est grimper, me hisser, ne plus nettoyer et surtout ne plus devoir compter.
Finalement, l’écriture sauve. Sa magie se transmet à travers vents et marées d’une génération endormie à une autre qui s’éveille:
Pages 502-504:
Giuseppe emmena Mathias à travers les ruelles en lui disant qu’il devait lui montrer autre chose. Ils arrivèrent devant la grille du cimetière et l’homme d’Église se dirigea vers une pierre tombale très blanche :
– Elle dort ici. J’ai fait placer la pierre l’hiver dernier, nous nous sommes cotisés, Alba, Ettore et moi. Dis-moi, tu écris toujours, Mathias ?
– Bien sûr, c’est devenu une passion. Au moins, je laisserai quelque chose derrière moi…
– Alors, ces vers te sont dédiés.
Les vers de Baudelaire, placés sous son buste dans le jardin du Luxembourg, étaient restés vivants dans la mémoire du très vieil homme ; avec le temps, ils avaient perdu leur mystère, mais non leur rythme lancinant.
Giuseppe les avait enfin décryptés : en les écrivant, le poète avait sans doute voulu rendre hommage à son travail qui l’accompagna jusqu’à son dernier souffle.
Lucrezia avait aimé Paris. Et la littérature. Alba le lui avait confié de nombreuses fois. Alors, le prêtre avait fait graver le testament de Charles Baudelaire sur la pierre.
Mathias l’égrena lentement :
Car c’est vraiment, Seigneur, le meilleur témoignage
Que nous puissions donner
De notre dignité
Que cet ardent sanglot
Qui roule d’âge en âge
Et vient mourir au bord de votre éternité !
– Merci, Giuseppe. Merci de ton amitié.
Mathias s’empara du bras du prêtre qui, après un signe de croix, se détourna. Ils reprirent le chemin du Sasso Caveoso en silence. Tout avait été dit.
Enfin, presque tout.
Le soir, à la lueur jaunâtre de sa lampe de bureau, Mathias ouvrit son cahier.
Il le regarda, solidement agrafé.
L’image des feuilles qui s’envolent de Mercredi 29 l’absorba tout entier : il voyait François les ramasser à la hâte et les fourrer dans sa poche.
Puis les feuilles s’étaient posées. Comme celles-ci, sur la table, celles de son cahier.
Mathias appuya sur la reliure d’une main volontaire et dévissa le capuchon de son stylo. Son roman débutait un midi de printemps, dans un collège parisien.
“Vents et Marées”, trois livres qui se succèdent en un triptyque :
Quand les feuilles s’envolent
Le testament d’Adrienne
Quand les feuilles se posent
Voilà une histoire d’écriture qui est un peu la mienne.
Ecoutons Seth, auteur de cette fantastique tour de Babel: “Les livres ouvrent des portes sur des mondes imaginaires. Ils sont une sortie de secours qui nous permet d’échapper au quotidien.”