NOUVELLE “Le vagabond”

P1160694.jpg rêveur sur un toit

 LE VAGABOND

 Catherine de Sienne : « Si nous étions ce que nous sommes appelés à être, nous mettrions le feu au monde. »

 On dirait que les gens s’impatientent. C’est certainement à cause de ce retard, le car qui n’arrive pas. Ils devraient prendre l’exemple des pierres autour de nous ; est-ce qu’elles bronchent, les pierres ? Peu importe, j’ai tout mon temps. Rien d’autre à faire qu’à regarder autour de moi et à espérer…

 En attendant, j’aime bien cette place au soleil, ça me donne le poil brillant. Il faut croire que cette région me va bien, que je l’ai dans la peau comme disent les amoureux. Toute cette nature, si généreuse, ça faisait longtemps… Mais ils ont l’air un peu triste ces collégiens, avec leur boge trop lourde qui leur efface le dos. Quant aux travailleurs, on dirait qu’ils sont résignés. Ils vont sans doute se rendre dans une exploitation de châtaignes ou une coopérative de vin des Cévennes ardéchoises… A moins qu’ils ne travaillent dans une industrie agroalimentaire de salaisons… ou de fromages… ou de confiserie… Hum, il faudra que je goûte au Picodon et aux marrons glacés !

 En tout cas ils ne connaissent pas leur chance ! A la campagne on peut encore se payer le luxe de l’horizon. Je me souviens vaguement de Bruxelles, une ville poussiéreuse et pleine de bric à brac. Du brole comme on dit là-bas, le charme de la poésie décadente. Et maintenant, me voilà au cœur de l’Ardèche, baigné dans les couleurs de l’automne, pas loin de Villars la ville à en croire les panneaux de signalisation.

 Je dois dire que, d’emblée, le paysage m’a tapé dans l’œil. J’ai tout de suite senti ce souffle sauvage m’emporter loin du monde et au plus près de moi. Comment mettre des mots sur des émotions plus grandes que vous ? Mon corps, soudainement s’est senti tellement léger… Devant ces arbres qui rougeoyaient comme des débutants, on aurait dit qu’il était tombé en prière ; ou tombé, juste tombé. J’avais de nouveau faim, soif, les dents en avant, prêtes à mordre la vie ! Un chat, une souris, un enfant serait passé devant moi, je l’aurais croqué vif, aimé avec dévoration.

 Là-bas, dans les villes, on se croirait au temps des noyaux. Mais ici, la cerise s’offre à volonté… C’est la lumière à profusion, les vents d’Éole, le sacre du Printemps ! On dirait que la chevelure des Helviens est restée pendue aux branches tant l’énergie est puissante. Et puis ce ciel ! Tout ce ciel qui a pris le sang des camisards…

 L’Histoire est encore là qui respire : les Gaulois, les guerres de religion, la révolution industrielle avec la mine, le papier, les magnaneries ; ensuite l’exode rural, le dépeuplement, la crise du phylloxéra, les deux guerres mondiales, le maquis… L’Histoire est lourde mais je me sens aussi léger qu’un prince des nuées. Attention ! Loin de moi l’envie de faire le prétentieux. Je dis comme je sens, c’est aussi simple que cela. Et aujourd’hui, tout peut bien peser, je flotte, divinement…

 « J’ai plus de souvenirs que si j’avais mille ans » … On dirait que mon ami Charles a inventé ce vers rien que pour moi ; surtout depuis ces derniers temps où j’ai vécu une vie bien remplie, intrépide même. Dès la sortie de Bruxelles, je me suis mis dans la peau d’un pèlerin. Qu’il vente comme un dragon ou qu’il pleuve, rien ne pouvait m’arrêter !

 A regarder la route s’allonger devant moi, j’étais dans un tel état d’excitation. Comme si, soudainement, le futur se présentait à sa majesté et sur un tapis rouge !  Sur la ligne d’horizon flottaient toutes les promesses, des rêves que mon imagination avait timidement dessinés, des rêves trop grands pour moi et pourtant à ma taille. Quand on regarde la carte, ça fait presque une ligne droite. Je me suis laissé glisser… Direction Nivelles, puis Charleroi, puis le nord, la Picardie. Pris en étau entre l’île de France et le Grand Est, il ne pouvait rien m’arriver. Ensuite, cap sur la Bourgogne Franche Comté, les Rhône-Alpes avec, comme seul guide, le parfum musqué de l’Occitanie.

 Le premier jour de mon périple, j’ai rencontré Daniel. Un fermier comme on en fait plus, amoureux de ses vaches et de ses prés. Il avait le sourire un peu goguenard, le Daniel, l’air de tendre un piège aux jolies filles. Mais dès le premier regard, j’ai tout de suite compris que c’était un brave : en l’occurrence un gars assez isolé au milieu d’une immense exploitation et qui se contentait de vivre les jours comme on tranche son pain quotidien, c’est-à-dire sans rien demander à personne.

 En Belgique, les fermes me projetaient dans une autre époque. Elles me faisaient penser à ces fameux tableaux de Pieter Bruegel l’Ancien où les paysans s’affairent aux travaux des champs. Ici, la solitude est sans doute le seul personnage que le peintre aurait pu mettre en scène. Une solitude qui vit, tremble, et transpire par tous les pores de cet homme, sans âge. Daniel ne m’a pas questionné et pourtant, j’ai tout de suite décliné mon identité de zinneke, comme si je voulais montrer patte blanche. Quand il a appris que j’avais fait tout ce chemin depuis Bruxelles, on aurait dit que la foudre lui avait traversé les yeux.  Y avait pas de quoi s’emballer mais, d’un coup, ma présence a réveillé ses ancêtres et il a commencé à me parler de son grand-père paternel, qui avait passé toute son existence là-bas, chargeant et déchargeant à bras le corps le charbon sur les quais. J’aurais bien aimé connaître ce temps-là, quand le port était encore en activité avec ses différents bassins : le « Grand bassin », le « Bassin des Barques », le « Bassin des Marchands » …  Ensuite, il a insisté pour me donner un quignon de pain et un bon morceau de pâté, puis je lui ai dit « adieu » en lui promettant de revenir.  Une énorme contradiction, oui je sais. Quel bêta je fais, Daniel n’est sûrement pas né de la dernière pluie. Il sait bien que toute promesse est une parole profanée et condamnée d’avance puisque seule la vie décide.  C’est à cause de mon cœur d’artichaut. Il faut toujours qu’il s’en mêle celui-là, qu’il me fasse dire ou faire n’importe quoi. Un cœur qui, en plus, a le toupet de me faire croire que je fais bien alors que je fais mal ! A se demander combien d’années il me faudra pour comprendre enfin que, d’un point A à un point B, la franchise est la route la plus droite. Dommage que cela ne soit pas dans le contrat social…

 A marcher toute la journée, mes souvenirs remontent telles des bulles de champagne. Je pense notamment à ces nuits dans la forêt ardennaise où, pour éviter d’attirer l’attention des sangliers, j’installais mon camp en hauteur, dans un arbre. C’est quand même beau la vie quand on se met à la regarder. On dirait même qu’elle peut vivre sans nous, la vie, qu’elle s’en fiche complétement. Les odeurs, les bruits…  Tout bat, tout possède un cœur ! J’ai passé plusieurs jours dans la forêt… Le matin, les feuillages me tendaient des verres de rosée puis je marchais, marchais, glanant par ci par là avec le regard perçant d’un petit rapace, toujours aux aguets pour trouver de quoi grignoter. Dès que la faim me cisaillait les tripes, je me remettais à marcher de plus belle ; ne comptant que sur l’ivresse de la fatigue pour oublier tout… les douleurs et les pertes, les regards narquois qui me jetaient dans ces jungles invisibles, où le cœur est le seul compagnon, un cœur fidèle puisque je l’entends pulser régulièrement.

 La marche est magicienne, elle efface le temps. Il n’y avait plus de lundi ou de mercredi, juste des kilomètres, des cloques en guise de semelle, et les voltiges d’un papillon qui ne manquait jamais d’aller me saluer comme s’il venait rendre visite à un vieil ami. Lors de circonstances, quasi désertiques oserais-je dire, j’avais même apprivoisé la faim et la soif, collant au plus près de moi-même, et donc au plus près de mes pas pour garder le cap. Le désir d’avancer, voilà ce que j’étais devenu… Avancer, avancer sans attendre ni compter ni espérer mais simplement avancer. Jusqu’au jour où je me suis effondré. C’était au bord d’une petite route de gravier, près d’un village haut perché, nommé « Joyeuse ».

 Une femme, aussi fine qu’une plume, vint à ma rencontre. Elle s’appelait Adèle. Adèle… J’ignore pourquoi, ce prénom évoque pour moi la dentelle ; peut-être parce qu’il est un peu désuet et comme sorti d’un vieux grimoire de château.  Son visage était si doux que si mon instinct de gentleman n’avait pas été là pour me retenir, j’aurais sauté au creux de son cou pour y déverser des larmes retenues depuis…  En toute simplicité, Adèle m’invita chez elle et me présenta Paul, son « compagnon de plusieurs vies » me précisa-t-elle. Nous partageâmes un repas de rois avec entrée, plat, dessert. J’étais tellement affamé que, très vite, je succombais à un sommeil bienheureux. Ensuite, Paul fit un feu et Adèle se mit à parler de son autre amour, la musique.

 A six ans déjà, elle avait découvert qu’en se mettant au piano, les yeux fermés, elle rentrait voluptueusement dans le monde « d’à côté » : celui des absents et de ceux partis trop tôt, trop vite, ou simplement partis. Une amie québécoise, notamment, qui l’avait écoutée avec son cœur et qui lui avait permis de pardonner à son passé. Sa grand-mère aussi, qui l’avait véritablement initiée à tout ce qui est beau sur cette Terre. Il lui suffisait d’effleurer des noires ou des blanches et elle rentrait en communion, auréolée d’une invisible lumière. Paul, parfois, s’asseyait à ses côtés et tournait les pages d’une partition imaginaire. Plus tard, j’eus la chance de les écouter. On aurait dit que leur âme prenait feu.

 La musique, soit disant, nourrit l’âme. Moi je dirais plutôt qu’elle la masse. Quand Adèle a joué la sonate pour piano numéro 14 de Beethoven, j’ai senti que les vieilles cordes en moi se remettaient à vibrer. Un frisson inextinguible de plaisir a secoué ma pauvre carcasse, sortant de son sommeil de belle au bois dormant l’être qui dormait en moi. Dans cet état premier où la mélancolie faisait des frises à une joie intense, très vite des souvenirs ont remonté jusqu’à ma conscience ; certains, d’ailleurs, d’une violence telle qu’on aurait dit qu’ils allaient s’étrangler tous seuls et perdre leur voix !

 Elle me parla aussi de ses improvisations quand, les jours de grâce, elle trouvait des pierres précieuses ou se livrait à là plus tendre des conversations entre la main gauche et la main droite. Adèle ne vient ici que lorsqu’elle doit préparer un récital. Paul la rejoint parfois. Il est homme au foyer et s’occupe de leur enfant en bas âge.

 J’aime cette vie à l’envers. Je veux dire, à l’envers de la société, qui se glisse là où on ne l’attend pas, évite les écueils des classes installées. J’aime aussi cette petite maison en pierres, aux allures de refuge. Elle ressemble à Adèle :  un visage sculpté dans le calcaire, des yeux de chat sauvage, les cheveux d’une jeune femme qui n’a jamais été rangée…  Nous nous sommes quittés juste pour la forme. Il existe des rencontres qui créent des liens indéfectibles et mon petit poil me dit que, désormais, je fais partie de ces abonnés absents qui ont rendez-vous avec un piano.

 De nouveau la route… Sur le chemin, on a le sentiment d’être à la fois partout et nulle part, c’est grisant. Et pourtant, chaque chemin a une fin, cela rassure.

 Je sais bien que la liberté cache des laisses invisibles et qu’elle usurpe son nom. Après tout, il s’agit plutôt d’une liberté soumise à des causes extérieures et domestiquée. Un peu comme moi.

 L’Ardèche, cette étoile du berger qui brille autant qu’une douce illusion, est devenue mon territoire, ma folie de vivre ! Je continuais à me faire croire qu’eux, là-bas, regrettaient, m’attendaient, comptant sur mon flair légendaire et sur mon obstination à tendre vers le bonheur, coûte que coûte ! La jouissance de marcher était plus grande que mes souffrances. Je dévorais les bornes kilométriques, frémissant à la vue du moindre coléoptère, de la fleur qui m’apprenait les couleurs.

 J’ai toujours vécu en ville alors, on peut dire que, là, je prenais une vraie raclée ! ou plus exactement, une leçon d’humilité. Je reprenais ma place dans l’univers, devenant un élément parmi d’autres, un morceau du puzzle. Un élément aussi, qui parlait aux autres éléments. Mon élément préféré, c’est l’oiseau : il habille de vrilles l’air frais du matin et j’aime faire écho à son chant pour me rappeler que le monde n’est pas autre chose qu’un gigantesque livre où chacun prend la place d’un mot ou d’une ponctuation. Un autre que j’affectionne aussi, c’est l’écureuil. Surtout depuis que j’ai partagé des glands avec lui. Je ne me sens ni mieux ni pire que cette petite bête même si j’ai un peu plus de chair et d’os. Et puis, cela me change de l’odeur des Hommes, si étrange parfois, que je croirais volontiers à l’effluve d’un mensonge. Cette manie aussi de mettre, comme une seconde peau, des parfums capiteux et qui ne veulent rien dire ! Ils devraient faire comme moi, se renifler de tout leur saoul. Quoi de mieux pour approcher ses propres mystères et s’agenouiller devant cette porte qu’on appelle le corps ?

 La marche, aussi, me dépouillait de mon bavardage intérieur et faisait naître des idées qui, parfois, m’étonnaient. Arrivé à la frontière française par exemple, je me souviens avoir pensé que tous ces soi-disant pays qui, plutôt que composer la Terre, la fragmentent, ne sont que des histoires. Il faut bien que les Hommes s’occupent. Et comme les frontières sont le plus souvent le fruit d’un caprice ou d’un désir qui en cache un autre, il y a de quoi faire…

 La fraise sur la cerise du gâteau fut ma rencontre avec Jean Ferrat ; enfin, avec son clone. Depuis quelques années déjà, un comédien s’acharnait à faire revivre le vénéré moustachu aux accents de troubadour. Nous restâmes trois jours ensemble, trois jours où je faisais mes classes pour découvrir la poésie d’Aragon, l’horreur des guerres coloniales, les purges staliniennes, la lutte sociale quand elle vient des tripes, et cet album que j’écoutais en boucle : « La femme est l’avenir de l’homme ». Comment résister à cet artiste qui, tour à tour, avait si bien incarné le peuple, l’amour, la montagne, un cri ?

 Nous nous quittâmes sur la chanson « Un air de liberté », et je commençai à me demander s’il ne serait pas mieux pour moi de poursuivre le chemin. Ou encore mieux, de l’épouser de tout mon corps et de toute mon âme, ce chemin, de me confondre totalement avec lui.

 Après tout, pourquoi me rendre ? Et à qui ? A mes maîtres, qui m’avaient abandonné ? A mon destin, que je ne connaissais pas ? Il faut croire que ce dernier décida pour moi puisque je me retrouvai nez à nez avec le panneau indiquant ma destination finale.

 J’arrivai donc au bout de ce périple, partagé entre le la joie et la tristesse. Joie de retrouver mes maîtres, de les convaincre de ma fidélité et de leur pardonner tout le mal qu’ils m’avaient fait ; tristesse de quitter le chemin, ces pas qui ne m’avaient pas trahi et qui m’avaient montré combien la vie est bonne lorsque l’on s’offre à ses courbes et à ses sinuosités. Malgré mon peu d’entrain pour les eaux froides, je décidai de descendre à la rivière afin de laver mes cafards et de lubrifier mon poil. Au fond de moi, il y avait aussi le désir de retrouver mon nom, « Fidelio ».

 Fidelio comme chien de chasse et d’amour, pas touche à mes maîtres qui me protègent et me donnent de quoi satisfaire mes besoins vitaux ; Fidelio comme « Couche-toi là et monte la garde ! », « Apporte-nous un peu de ta chaleur de canidé et de tes mots qui n’en sont pas et ne nous font aucun mal ». Je m’ébrouais de toutes mes forces, espérant me débarrasser de ces hardes, qui n’avaient de forme que celles d’un surnom, dont on pouvait m’affubler quand on me croisait, le plus commun étant celui de « Vagabond ».

 « Le hameau des oliviers ». J’étais enfin à la place où je devais être. Un hameau formé de dix maisons, faites de paille et de terre. Enfer pour les uns, de par sa situation isolée, paradis pour les autres, et pour les mêmes raisons. Ce petit royaume, posé sur un plateau, à mi-chemin entre Terre et ciel, m’évoqua aussitôt la plénitude, l’instant parfait, immobile, serti dans un écrin de roches, hésitant entre la marne et le calcaire, le buis et le chêne.

 On se rapprochait de novembre et l’automne n’en était qu’à ses balbutiements, comme si l’été restait prisonnier de cette terre aux volutes abruptes et arides ; une terre qui me plaisait parce qu’elle ne se rendait pas si facilement à l’Homme. Un silence de sieste régnait, c’était tout juste si j’osai faire un pas. J’attendis, sagement, redevenu le Fidelio qui attend ses maîtres les cinq jours de la semaine, quand ces derniers « Partaient au travail » ; une expression qui sonnait comme la cloche de notre église, du soir au matin et du matin au soir.

 Eh oui, mes maîtres ne chômaient pas ! Pris qu’ils étaient dans le vertige de la vie moderne, navigant entre bus et tram à défaut d’une barque ou d’un radeau pour se donner la bonne conscience d’un aventurier. Ils n’étaient pas très vieux non, ni vraiment heureux ou malheureux. Simplement, un beau jour, profitant de la mi-temps de ce match qu’ils appelaient leur vie, ils avaient pris une pause et s’étaient rendus à la décision de quitter définitivement la Belgique pour aller là où personne n’irait les chercher, dans un coin où il ferait bon goûter au temps et à l’espace. Sans autre explication, ils m’avaient confié à une vieille cousine : une acariâtre à la dent dure, qui préférait s’occuper de ses poussières et de son tendre Albert à la face jaunie d’une photo plutôt que de donner la pâtée et des caresses à un chien au menton grisonnant, et même pas foutu d’être un corniaud, un racé, ou un Bouvier des Flandres.

 Naïf, je subodorais qu’en ce bel après-midi de moiteurs alanguies, les animaux aussi dormaient. Du moins, des confrères, des comme moi qui avaient suivi la trace…

 La patience paie toujours. Une heure après, des ombres apparaissaient : des humains en l’occurrence, et qui allaient vaquer à leurs affaires. Caché derrière un buisson, je les regardais aller et venir. Certains s’attroupaient devant le four à pain, d’autres allaient nettoyer les toilettes sèches… D’autres encore, des enfants, partaient dévaler les pentes, me faisant soudainement penser à de la bonne confiture dégoulinante sur la tartine. J’avais beau scruter, pas un seul quatre pattes à l’horizon excepté un chat, qu’à l’origine,  j’avais pris pour une figurine en porcelaine, et qui fondait au soleil sur une terrasse.

 Au fur et à mesure que la lumière s’amenuisait, je sentis l’obscurité descendre en moi. Je me retrouvai tout penaud, presque déçu d’avoir réussi. D’avoir réussi quoi au juste ? A servir de sentinelle sans personne à garder jusqu’au moment où je me transformerai en statue de sel ? La tête farcie d’idées noires, je m’endormis et rêvai à mes maîtres, qui m’accueillaient à cœur ouvert et me conviaient à un banquet qu’aucun chien n’aurait pu imaginer : une gamelle remplie des mets les plus exquis, arrosée d’eau cristalline tout droit sortie de la bouche des anges.

 Au petit matin, j’entendis un craquement. Deux bottes jaunes se dressaient devant moi, à hauteur de ma gueule, posée sur une pierre. Je n’osais pas lever les yeux.

  • Qu’est- ce que tu fais là toi ? Si on te voit, on va… Bref, je ferais mieux de me taire.

 On va quoi ? me demandais-je, on va m’embrocher comme de la vulgaire volaille ? Ou bien m’envoyer vers les quatre points cardinaux de la Terre d’une volée dans l’arrière-train ?

 Une femme, à la peau cuivrée et aux odeurs de l’aube, s’agenouilla devant moi et posa la main sur mon museau comme si elle voulait prendre ma température.

  • Pauvre vieux, on dirait que tu viens du fond des cavernes avec ton air rachitique. T’as de la chance, je suis toujours la première levée. Je vais t’emmener dans mon palace et on va s’en mettre plein les babines !

 Ses yeux, d’un bleu céruléen telle une mer généreuse, me redonnaient confiance.  Sophie, de son prénom, avait jardiné pour des rois et des princes, parcourant le monde en tous sens afin d’offrir à ses derniers un havre de paix et de senteurs. Pendant longtemps, on l’avait surnommée « l’Architecte de la nature », « La dompteuse de lianes », « l’Intrépide aux mains vertes » … Quel ne fut pas son soulagement alors quand, parvenue à l’âge de la retraite, elle découvrit qu’en France, il existait encore des trésors perdus dans un coin de forêt.

 Cela faisait presque trois ans qu’elle vivait là, au creux de la nature, avec des hommes et des femmes qui, disait-elle, ne lui voulaient que du bien. Très vite elle me décrivit la population de ce monde, à la fois fermé et ouvert, faussement inspiré du temple de Janus.

 Il y avait trois familles dont une où les enfants faisaient école à la maison ; quelques couples de personnes plus âgées, rivalisant de sourires et d’initiatives en tout genre ; le doyen, un amoureux des arbres et qui en avait sauvé plus d’un l’été dernier lors d’un pseudo-incendie déclenché par un jeune pompier en mal de feu ; un couple d’âge moyen, plus discret, et paraissant encore sur la défensive, mes maîtres.

 Certains avaient troqué leurs habits de steward ou leur robe d’avocat contre des vêtements qui se contentaient de dénoter les saisons. Sophie, avec ses couleurs vives, m’évoquait davantage le perroquet : une sorte de Vendredi, amputé de son Robinson, mais qui ne s’en tirait pas si mal et qui donnait toute raison de penser qu’elle était douée pour l’Amour.

 Quoiqu’il en soit, cette femme parlait comme un conte de fée et l’écouter était réjouissant.

 Aujourd’hui était jour de marché et mon hôtesse s’empressa de m’expliquer tous les bienfaits de « La luciole », une monnaie locale qu’on utilisait ici et dans quelques villages alentours.  Aujourd’hui aurait dû être un jour de gloire pour moi et pourtant, j’étais condamné à rester derrière les murs.

 « L’enfer, c’est quand tout sera parfait. ». Je n’aurais pas mieux dit que Jean Rostand ! Tout en faisant remarquer que la définition du « parfait » s’applique avant tout à un cerveau humain et fait fi d’une espèce, somme toute pas négligeable à l’échelle de la planète. Rien qu’en France, 7,4 millions de canis lupus familiaris. Comment dédaigner notre espèce, descendance du loup gris, devenue « Le meilleur ami de l’homme » et qui, depuis la préhistoire, avait accompagné l’Homme durant toute sa phase de sédentarisation ? « Un chien ça aboie, pas de chien au hameau ! ». Telle était la règle, et j’en eus les babines toutes retournées. Alors le chat pouvait miauler, le crapaud coasser, mais le chien, non, à moins d’être quelqu’un d’autre qu’un chien. Et pourtant, ne dit-on pas d’une personne distinguée et pleine de charme qu’elle a du chien ? Sans parler de notre musculature athlétique, de notre ouïe capable de percevoir les ultrasons, de notre champ de vision à 250 degrés, de notre sens de l’orientation extrêmement aiguisé, et de ce remarquable odorat qui nous permet de servir l’Homme dans bien des situations critiques. Nous avons tant de points communs avec les humains : gourmands comme eux, friands de jeu, de contact, d’amour… bons travailleurs, bons pour le service ! Chiens pour la recherche scientifique, chiens pour la zoothérapie, chiens guide d’aveugle, chiens pisteurs, chiens de sauvetage, chiens anti-char, chiens truffiers, chiens qui font du rappel, du saut en parachute… Et j’en passe et des meilleures et des pires puisque nous servons encore de pâture à certaines civilisations !

 Une leçon d’Histoire ne serait pas du plus superflu même si elle peut aussi nous desservir : dès l’Antiquité, nous servions aux combats, à des rites religieux ; l’Empire romain fit de nous des compagnons et des gardiens de troupeaux ; au Moyen-Age, nous étions les fleurons de la vénerie ; à la Renaissance, et toujours grâce à la chasse, nous avions acquis notre titre de noblesse ; au XIX ieme siècle, notamment en Belgique et aux Pays-Bas, nous servions à tracter les petites charrette des livreurs de lait ; enfin cette fameuse date, qui nous donna la reconnaissance universelle quand, le 3 novembre 1957, Laïka, (traduire « Petit aboyeur »), devint le premier être vivant mis en orbite autour de la Terre, à bord de l’engin spatial Spoutnik 2 !

 Et je ne vous conte pas par le menu toute l’importance qu’on a pu avoir dans la mythologie. Mais quand même…  Anubis, dieu des morts, à tête de chien et conducteur des âmes ; Cerbère, chien monstrueux à trois têtes, gardien des Enfers ; Xolotl, dieu chien jaune pour accompagner le soleil dans son voyage sous la Terre et le protéger durant la nuit…

 N’oublions pas que, chez les Egyptiens, nous faisions partie des douze animaux sacrés associés aux douze heures du jour et de la nuit. Chez les Celtes, qualifier quelqu’un de « Chien » était rendre hommage à sa bravoure. Sans parler des Chinois pour qui, le chien, qui apparaît dans le zodiaque comme le onzième des douze animaux, représente tout ce qui a trait à la justice, l’intelligence, la serviabilité ! Et que penser de la constellation boréale des Chiens de chasse ou des constellations du Grand Chien, qui abrite Sirius, l’étoile la plus brillante du ciel ? Que penser de ces hadiths dans lesquels Mahomet proclame qu’un homme, qui donne à boire à un chien assoiffé, sera pardonné de ses pêchés ? Que penser de Hachikö, ce chien japonais qui avait attendu à la gare pendant neuf ans son maître décédé ? Et de Rintintin, cet illustre acteur canin, qui faisait la pluie et le beau temps des petits et grands enfants ? Et de Robot, un bâtard comme moi, qui permit la découverte de la grotte de Lascaux ?

 Les fait sont là, nous faisons bel et bien partie de l’histoire de l’Humanité.

 Retiré dans mes pensées, je n’avais pas fait attention à Sophie, qui revenait avec des victuailles plein son panier d’osier.

  • Ne t’en fais pas, vu ta bonne gueule, j’ai demandé une réunion extraordinaire pour ce soir. On va trouver une solution, je ne te laisserai pas tomber.

 Ma « bonne gueule », ça fait plaisir quand même. Alors comme ça j’ai des airs de boy scout, des airs de brave parmi les braves !

 Nous n’avions plus qu’à attendre le verdict : passera, passera pas. Je ne pensais même plus à mes maîtres qui, de toute façon, m’avaient banni.  Vous me direz alors : pourquoi avoir fait tout ce chemin ? Eh bien parce que j’étais Fidelio, que trahir mon prénom aurait comme été sortir de mes gongs. Les suivre, c’était me suivre sans autre état d’âme. Qu’importe les questions d’ailleurs. Ma présence, ici, effaçait tout besoin de justification et l’assurance de cette femme, aux contours solides comme du roc, me confortait dans l’idée qu’il y aurait une « happy end ».

 La nuit tomba. Mon destin allait se jouer dans une yourte, aménagée pour toute sorte de rassemblement. Sophie s’y rendit d’un pas sûr, l’âme guerrière. Il ne m’avait fallu que quelques jours pour deviner l’arme redoutable qu’avait cette dernière : du cœur, rien que du cœur, et la certitude d’être dans le juste. Je compris alors que j’avais pour seul ennemi la démocratie : un vote à main levée pour tomber du bon ou du mauvais côté.

 Afin de me préparer, j’essayais d’imaginer le pire, me disant, qu’après tout, je pouvais continuer le chemin et trouver une autre issue : me faire adopter sur le bord de la route par quelqu’un qui aurait le coup de foudre ou qui en aurait marre d’être seul ; ou rencontrer quelqu’un qui aurait une famille nombreuse et qui me conduirait chez lui, au bout d’une corde, pour faire une belle surprise à ses rejetons… Ou bien ne rencontrer personne, juste le chemin, qui me prendrait comme on prend quelqu’un dans ses bras, avec le ciel qui veillerait sur moi tel un bon génie. Le tic-tac du réveil devenait assourdissant et me faisait l’effet de l’épée de Damoclès. Sophie m’avait laissé une gamelle généreuse mais je n’y touchais pas.

 Au bout de trois heures, mon ange gardien revint.

  • Tu vois mon gars, au hameau les Hommes ne parlent pas mais se parlent !
  • Et ? lui demandais-je d’un œil interrogateur.
  • Tu restes avec nous ! Y a juste tes maîtres… sont tout penauds et pas d’accord. Mais toi, tu veux bien d’une nouvelle maîtresse ?

Je sautai de joie, la queue frétillante. J’aboyai, j’aboyai comme pour lui signifier que tous ces aboiements étaient autant de baisers que je lui envoyais. Des baisers flamboyants, dignes d’un Robinson qui ne quitterait jamais cette île perdue entre les mers houleuses.

 Le lendemain, je sortis enfin de ma prison dorée, accompagné de Sophie et d’un tonnerre de sourires et de clameurs. Suivant les jours, je devins la mascotte, un porte-bonheur, celui qui fédère.

 Ne doit-on pas aimer les êtres tels qu’ils sont et un chien n’est-il pas fait pour aboyer sa vie de chien ?

FIN

 

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