Quelques chaises dans la rue, en conciliabule sur le trottoir. Bob est au milieu, les jambes allongées jusqu’au caniveau. On n’entend pas son sourire, la radio gueule des notes comme pour braver le monde, ses camisoles, et ses bêtises à répétition.
Qu’il vente, qu’il pleuve ou qu’il fasse beau, Bob est là, heureux comme un soleil. Dans sa bouche, une cigarette éteinte ; c’est pour rester fidèle au passé, dit-il, histoire de ne pas totalement oublier sa jeunesse ! Trois, quatre paires d’yeux autour de lui comme une ronde de jour, des soldats à la garde.
Bob a ses protections rapprochées même s’il se fiche de ce qui peut arriver… Respirer, c’est mourir un peu, à feu doux, délicieux, mais à feu quand même. Bob s’est aussi aménagé une petite terrasse : des plantes vertes pour faire de l’ombre aux voitures et qui sont contentes de prendre l’air. Le soir, il les rentre une par une. « Chlorophylle » en premier, puis « L’Aziza », « La délicieuse », « L’extravagante » et enfin « la Marie ». Ses plantes, c’est un peu son harem, sa cour de dames à ne rien faire, juste regarder, sentir, être là.
Bob se définit ainsi : « De l’eau d’Cologne à la rose, une marguerite au fusil et le cheveu le plus sec possible ! ». Rien de symbolique, tout est vrai. Un fusil qu’il a hérité d’un « lointain blanc quand il chassait le nègre ».
Ah ça rigolait pas à cette époque… La triangulation du vide ou du plein, dépend du point de vue ; du vide dans le cœur des blancs ou du plein de saloperies dont on pouvait arroser le sang des noirs.
Les noirs, même pas des animaux, même pas des nègres ! Non, moins que ça, inqualifiables, invisibles, sauf quand on voulait joindre l’utile à l’agréable… les plants de coton, de la douceur en perspective, avec une plus-value pour acheter d’autres plants ou mettre plus de sucre dans son café.
Bob n’a qu’une devise : penser tout haut. Il n’a pas peur des mots, ni de ses idées d’ailleurs. Normal, c’est le « I » qui l’emporte ! Le « I », droit comme un honnête homme et non pas le « U », plus tordu que ça tu meurs et beaucoup trop exclusif. « I n I » mon frère, toute personne est l’élément d’un tout. Ça c’est la base, le socle d’une maison sainement bâtie !
Ses copains ont le mors aux dents, lui reste tranquille… A quoi ça sert, la colère, sinon faire monter sa tension et ressembler à une vieille tomate. Et puis, colère contre quoi ? Contre les passants qui vous regardent de travers, l’air de dire : « Encore des sacs à patates qui n’font rien pour nourrir leurs petits ».
Bob est plutôt fier de cette petite famille de sacs. Au moins, ils lui tiennent chaud et on peut les ouvrir comme des sacs à trésors. De toute façon, si l’on veut se battre contre la société, il n’y a pas trente-six mille chemins, il faut se mettre dedans, en travers du chemin.
Ah c’est beau à voir, les gens qui font le détour en passant par la chaussée ou en fonçant sur le trottoir d’en face comme si on allait les détrousser de leur culotte et de leurs idées, bien rangées dans un mauvais coin du cerveau.
C’est tellement beau à voir que ça fait presque peur ! On s’croirait à San Francisco, ou dans le Bronx, là où les particules aériennes peuvent chauffer à vous brûler l’trou d’balle.
Théo, qui adore Gautier, ne manque jamais de verve à l’égard du quidam qui passe… Une verve fidèle aux mots d’ordre de son maître : « Sculpte, lime, cisèle ». « L’art pour l’art » étant l’unique salut, l’espace où il fait bon vivre quand le vulgaire et le technologique règnent tels les deux seins d’une déesse.
Marc-Antoine, un gars d’Alexandrie et le plus proche de Bob, se moque un peu de Théo. Il n’a que ça à faire depuis qu’il a perdu sa bonne femme au nez cassé, qui l’a quittée pour un trois-pièces balcon, sis dans la plus riche des communes, Uccle pour ne pas la nommer.
J’t’en foutrais, moi, des mots aussi précieux que les ridicules et qu’on sait même pas c’que ça veut dire parce que y a trop d’voyelles ou d’consonnes, au choix. Bob, qui adore jouer, pas que d’un instrument, s’amuse alors à arbitrer en usant de périphrases dignes d’une mademoiselle de Scudéry : « Arrête de nous emmerder avec tes perles d’Iris Marc- Antoine ! Vas plutôt nous chercher les commodités de la conversation et mets-nous le paradis des oreilles pour qu’on n’entende plus les voitures klaxonner comme des mallotrutes ! N’oublie pas non plus l’bain intérieur, j’ai mes chers souffrants qui commencent à avoir chaud avec cet été qui joue les prolongations. »
Rien de mieux que « Les rigolotes du XVII siècle » pour détendre l’atmosphère… Et puis Bob a beau aimer le soleil, ce dernier y va fort quand même ! Canicule depuis une semaine, sans un nuage pour reposer ses mirettes et faire la nique aux anges. Enfin, fallait s’en douter, avec les esprits qui s’échauffent plus le réchauffement climatique, on doit se préparer à un climat plus continental.
Sans compter le rastaquouère du Texas à la moumoute couleur moutarde, qui ne fait rien pour arranger les choses… Trompe par ci, trompe par-là ! Bah oui c’est pas nouveau, y a des trumpers partout !
Lui préfère la trompe de l’éléphant, son animal fétiche parce que « Sage parmi les sages » et qui a le mérite d’incarner à la fois la prospérité, la longévité, et la paternité. C’est son grand-père qui lui a dit, dans le folklore africain, l’éléphant a toujours été le roi des animaux.
Théo et Marc-Antoine… Y a pas un jour où ils ne soient pas là, fidèles comme deux Pénélopes, et aussi rusés qu’elles !
Théo, par exemple, c’est le prince de la débrouille : il fait tout pour rester pauvre ; la seule manière, selon lui, de s’enrichir sans lever l’petit doigt. Bien sûr, c’est pas tous les jours « Entrée, plat, dessert » mais les tartines, ça le connaît bien, et il n’a rien contre un bon Maroilles de chez le terroir. Heureusement aussi qu’il peut goûter aux mots, et à la carte, mossieur. « Les mots, dit-il, ça se consomme avec du champagne ou un grand cru. »
Quant à Marc-Antoine, il vit de bric et de broc, ramassant les heures pour en faire « De beaux fruits ». Mais depuis qu’il a perdu sa Cléopâtre, les heures n’arrivent plus à mûrir comme avant. Pas d’soleil, pas de maturation, logique quand on y pense…
Bob lui a proposé d’habiter chez lui, le temps de se refaire une santé et un espoir. Cependant, Marc-Antoine n’a pas que des larmes, il a aussi des principes. L’amitié, ça doit rester viril et noble. C’est pas un CPAS, même si c’est bien naturel de faire le saint-Bernard pour un bon copain.
Bob a cessé de discuter. Respect pour ceux qui savent ce qu’ils disent. Malgré tout, voir son ami dans cet état-là, ça n’est pas réjouissant. Surtout quand on est au mois de juin et qu’on ne peut pas s’empêcher de penser à toutes ces pauvres bêtes, qu’on abandonne sous prétexte qu’elles sont devenues des boulets quand le moment est venu d’aller se faire bronzer l’arrière-train à Saint-Trop.
Tellement dommage quand même… Ils faisaient un beau couple avec sa Cléo : la même hauteur, la même largeur, lui le cheveu noir, elle le cheveu blond ; tout pour s’emboîter à la perfection. Comme quoi, les jeux de lego sont des jeux dangereux.
Bob a vécu avec bien des femmes mais n’en gardant que la quintessence. Il ne faudrait pas perdre de cette légèreté qu’a l’existence quand on veut bien la regarder en face. Et quoi de plus pesant que la dépendance ou l’attachement à un être, qu’on aime de toutes ses cellules mais qui peut vous faire du bien comme du mal ?
Bob le sait, il a le talon d’Achille au niveau du cœur. Toutes les femmes qu’il a connues le lui ont reproché d’ailleurs… Un jour, mon vieux, t’auras plus que tes mains pour te caresser ; tant pis pour toi si c’est ça c’que tu cherches !
Bob ne cherche rien, il se contente de trouver. Des pépites en général, du moins des idées qui l’aident à marcher dans ses chaussures sans se faire de cloque.
Marc-Antoine l’envie presque… S’il pouvait, lui aussi, se passer d’une femme et faire « Copain-copain » avec lui-même. Ce n’est pas qu’il fuit la solitude mais, sans une présence féminine à ses côtés, il a le sentiment de n’être qu’un profil ; il lui manque des parties, voire la face.
Quant aux amours de Théo, c’est de la pure fiction, du romanesque à l’état brut. Ce dernier se gargarise de bons sentiments en passant le plus clair de la nuit à regarder ses séries préférées toute la nuit.
Il a bon goût, Théo, quand il parle de ces belles Américaines au corps encore plus long qu’un jour sans pain et à la peau qui brille comme du satin. L’embêtant, c’est qu’elles boivent un peu trop… Alors il leur fait des infidélités avec les reines de France et de Navarre ; des reines à la collerette fière et au teint aussi blanc que le lys dans la vallée.
Ça fait bien un mois, maintenant, que Marc-Antoine est devenu célibataire par la force des amours malheureux. Et le rond se fait plus triangle que rond tellement les tensions se font sentir.
Heureusement qu’il y a Johnny et son chien « Halliday » pour égayer le trio même si ne suffit pas vraiment.
Johnny ne vient pas tous les jours. Il travaille pour nourrir son ménage et son chien, qu’il aime par-dessus tout. Comme il est gardien de nuit et qu’il est plus ou moins insomniaque, ça lui laisse du temps d’aller saluer les copains de la rue.
Sacré Halliday, programmé pour tirer toujours plus sur la laisse ! Un jour il a conduit Johnny plus loin que d’habitude, et c’est comme ça qu’ils se sont rencontrés.
Mieux qu’une équipe de football, Bob est un capitaine qui n’a pas froid aux yeux ; un marin au long cours aussi, même s’il a cessé de voyager. Les vagues ont fini par lui donner le mal de cœur et l’appel de la terre s’est fait entendre.
Son odyssée à lui, c’est sa ville, Bruxelles : le dring-dring du tram, la béguine de Jean-Claude, les rues qui vous inspirent l’éternelle petite phrase, « Circulez y a rien à voir ! », parce que sans magasins, juste une liste d’immeubles et presque tous les mêmes. Il n’a toujours eu qu’un seul credo : « Se laisser guider par les fleurs ! »
Ses deux îles fétiches, Cuba et la Jamaïque, sont comme ses deux poumons. A vingt ans, fou de livres, il était parti sur les traces d’Hemingway pour s’accouder au bar du « El Floridita », fier de trinquer le Daiquiri avec le « Grand barbu moulé dans le bronze ». Pas Castro, non, l’homme de Lettres. Le soir, il aimait traîner dans la musique, le pas hésitant entre salsa et jazz.
Quant à la Jamaïque, eh bien là, il en aurait des choses à dire…
Si seulement Marcus Garvey avait été son grand-père… Ce natif de Harlem, qui adorait Dieu « A travers les lunettes de l’Ethiopie », n’était pas n’importe qui puisqu’il avait été l’un des pionniers du mouvement rastafari, annonciateur de la double bonne nouvelle : retour en Terre promise et retour en Afrique.
Il aurait bien aimé, aussi, serrer la main au négus Hailé Sélassié. Pas négligeable quand même, un mec qui revendique sa filiation avec le roi Salomon, se déclare « Le Messie », et qui cultive le cannabis comme une herbe sacrée permettant à l’âme de s’élever.
Il aurait bien aimé… Oui, traîner ses cheveux et ses savates du côté de Kinston, là où Lee Scratch Perry avait craché son rocksteady et son reggae. Il en aurait profité pour taper sur les trois tambours nyahbinghi et faire danser la fièvre et les esprits de la Jamaïque !
Fidèle à la King James Bible, Bob en lit chaque jour quelques pages. Occupation digne d’un Rastafarien, pour qui « A chapter a day keeps the devil away ».
Les trois commandements du Rastafari étant, selon le vœu de Nazarite – livre des Nombres : ne pas se couper les cheveux ; ne pas manger de viande ; et ne consommer ni alcool ni produits de la vigne. Cela pendant sept ans.
Cette bible est comme un chemin qu’il voudrait tracer. Un chemin où la polygamie, déjà préconisée dans l’ancien testament puisque pratiquée par David et Salomon, s’avère d’autant plus utile que « L’union fait la force ».
Un chemin hérissé par les épreuves et dont il faut cultiver la mémoire : à savoir, le deuxième exode à Babylone et la première destruction du temple de Jérusalem, représentation de leur exil d’Afrique comme esclaves des Européens.
Pas question non plus d’utiliser d’autres couleurs que celles de l’Ethiopie impériale : le rouge, jaune, et vert, frappées du lion de Juda. Le rouge pour la noblesse incarnée dans le sang ; le jaune pour la richesse spirituelle et matérielle ; le vert pour le royaume de Dieu sur Terre.
Sans oublier le principe suprême : le refus d’une nouvelle « Babylone » ou l’anti esclavagisme ».
Babylone, mère de l’injustice, de l’oppression, de l’esclavage mental et social ! Babylone et tous ses verbiages en Isme, comme capitalisme, communisme, christianisme…. Des mots à bannir définitivement !
Bob est un bon élève mais il a le vin triste. Sans parler de l’époque de l’abstinence, les fameux sept ans, quand il était plus triste que triste, une épave.
A 18h, il y a l’heure sacrée de l’apéro, une heure qu’il a baptisée « Coquetels à Bob. Amis, Bonheur, Santé ! ». C’est d’ailleurs à cette heure-ci que Johnny rapplique avec Halliday, histoire « De bien commencer une soirée qui dure le temps d’une nuit. »
Pourquoi cette préférence orthographique ? Tout simplement parce que dans « Coquetel » il y a le mot « Coquelicot ». Chaque soir, on s’fait un grand champ de coquelicots. Et pourquoi le coquetel ? Parce que Bob a toujours eu un faible pour les opprimés. Or, à l’époque de la prohibition, dans les années 20 et américaines, c’était qui les opprimés ?
On avait dû ruser, ajouter une autre boisson pour masquer le goût d’un alcool de contrebande de mauvaise qualité. Envers et contre tout, surtout contre l’Etat, l’alcool avait fait son petit bout de chemin entre fines bouches et grandes gueules. A l’honneur, le gin, le whisky et le rhum, et plus tard, la vodka.
Bob s’intéresse aux étymologies mais aussi aux légendes. Celle qu’il a retenue vient de la fille d’un cabaretier américain qui, ayant perdu son coq à la queue très colorée, offrit un breuvage à l’homme qui le retrouva et baptisa cette boisson « Cocktail », littéralement « Queue de coq ».
Bob s’occupe de tout : il brasse les mélanges avec doigté, en l’occurrence avec une cuillère qu’il appelle sa baguette magique. De même qu’il inspecte quotidiennement ses « Instruments de délice » : shaker, flacon stilligoutte, chalumeau, verres à martini et verres à shot….
Ensuite, c’est selon les humeurs et selon les saisons ; mais surtout selon les saisons. Une véritable gorge List : au printemps, la saison des fruits rouges avec « Empire Céleste », « Fraises crémantes », « Haie vive », ou « Roland Garros » quand on veut faire plus sportif, garder le sang aussi limpide qu’une Chaudfontaine. En été, plus besoin de prendre l’avion : on boit son « Calédonien », son « Groenland », ou son « Poncho des Andes », et en avant le vertige du voyage sans tourisme de masse. En automne, époque des vendanges, les cocktails se font plus suaves, avec crèmes et liqueurs pour adoucir les mœurs. Honneur aux « Bloody Mary », aux « Manhattan », et aux « Cherry Cream ». En hiver, c’est là qu’on attaque ! Et gare aux « Lady Killer », aux « Bronx », ou aux « Daiquiri » !
Parfois, Bob a son petit succès de rue et il lui faut alors un bras droit. Théo, qui aime « La poésie du verre », devient le maître de cérémonie, discutant des tons arc-en-ciel que prennent les boissons selon les heures…
Quand le nombre de badauds assoiffés dépasse celui des doigts d’une main, on sort le chapeau, histoire de faire frémir la marmite. En général, c’est le dimanche, « Jour de la maladie » comme dit Bob. Maladie de quoi ? Et bien d’un peu de tout, en tous les cas de l’homme.
Pauvre Bob, il s’ennuie, il ne va plus à l’église. Il craint aussi les retrouvailles en famille ; trop de discussions, de rancœurs cachées, ou de désirs, inassouvis. La maladie du dimanche, c’est l’homme devant le miroir. Difficile d’y échapper. Raison de plus pour faire « double ration » et partager avec son prochain !
Bob est un homme comme les autres, il a des doutes. Enfant, on le laissait jouer dans le caniveau parce que c’était un jour sans trop de circulation. Aujourd’hui, il joue toujours, mais debout, et avec du monde autour de lui.
Il fut un temps où Bob avait des poules : « Chocolat » et « Blanc-cassé » ; plus un coq, « Crème de cassis ». Tous de la race des nègres-soie, la plume généreuse et soyeuse, un peu rasta à leur façon.
Il les dorlotait bien, ses bestioles, jusqu’à leur mettre de la vaseline sur la crête pour éviter que celle-ci ne gèle en hiver. Et puis un jour arriva où il oublia de refermer le poulailler. Ce jour-là, il devait être sacrément amoureux… Bref, à l’aube, il n’en trouva aucune, toutes enlevées par la bête du Gévaudan bruxelloise, le renard.
Pendant longtemps il s’en voulut et refusa d’avoir un crime de plus sur la conscience. De toute façon, ça ne pouvait durer ; les voisins commençaient à se plaindre des « cocorico » à répétition de « Crème de cassis », qui déraillait comme un vieux disque.
Avoir des animaux en ville relève du véritable défi. On l’avait d’ailleurs prévenu, tout ça finirait en blanc de poulet !
Marc-Antoine, son ami de longue date, lui avait alors recommandé de prendre des chèvres. Mais les chèvres, comme chacun sait, sont des bouffe-tout. Son grand-père en avait dans un coin de Dordogne. Celui-ci avait eu beau les élever avec de la terrine de foie gras et du confit de canard, elles dévoraient tout ce qui tombait du ciel ou sortait de la terre, jusqu’au noyau de cerise.
Ah il l’aimait bien, son grand-père périgourdin. C’était un jouisseur austère, certes, mais un homme qui avait compris la vie, bannissant toute forme de plaisir non naturel, et finalement superflu.
« Boire, Baiser, Bouffer ! Mon p’tit Bob, tu comprendras très vite que y a que ça dans la vie et qu’faut pas aller chercher midi ni quatorze heure ! ». Mais rajoutait-il, « Tout dans la mesure », « Pas de dépendance, pas de souffrance, juste une gueule de bois de temps en temps ». Souvent aussi il le rassurait : « Et puis t’as rien à craindre, là-haut y a pas un Dieu pour t’juger ; juste des atomes comme toi, une grande famille d’atomes ! »
De même que son grand-père lui avait transmis le sens de l’amitié. La Philia, un mot qu’il adore, un mot aussi noble que le marbre. Sur sa chemise fétiche aux trois couleurs, il a fait imprimer la phrase d’Epicure : « Avec l’ami, on est comme un dieu parmi les hommes. ». Pour rien au monde il ne laisserait tomber ses copains, même pas pour Marley !
Dans un dernier souffle, son grand-père lui a dit : « Contente-toi de ce que tu es et tu auras beaucoup ». Bob s’est permis de rajouter : « Contente-toi de ce que tu as et tu seras beaucoup ».
Il aurait apprécié, le pépé, il avait de l’humour et de la sagesse. Avant de rendre l’âme, il avait choisi comme épitaphe une phrase de son petit chéri : « Le plus effrayant des maux, la mort ne nous est rien, disais-je : quand nous sommes, la mort n’est pas là, et quand la mort est là, c’est nous qui ne sommes pas ! »
En ce 10 juin 2018, Bob est un peu tendu : c’est le jour de l’anniversaire de la mort de pépé, survenue en 1975, et il a décidé de faire une réunion exceptionnelle afin de dénicher le passage secret qui mènera à d’autres mondes.
C’est que la pluralité des mondes, ça le titille depuis longtemps, le Bob, depuis que Marley a quitté cette Terre en fait. Si, comme lui chantait son grand-père, il y a, depuis un temps infini, des combinaisons infinies d’atomes formant mers, terres, ciels, et êtres vivants, Marley s’est peut-être refait une santé ailleurs, dans un monde parallèle. Doit bien y avoir son sosie quelque part, une combinaison d’atomes toute pareille ! Doit bien y avoir aussi des poules plus malignes, qui secrèteraient des effluves dignes d’une boule puante à faire fuir les renards et les fouines. Et pendant qu’on y est, doit bien y avoir une femme pour son Marc-Antoine ; une femme sans chichis, belle comme une Mona Lisa, et fidèle comme une perruche. Doit bien y avoir des chèvres aussi… des chèvres qui se contenteraient de la pizza de l’Italien du coin.
Bob a une interprétation très personnelle de la théorie des cordes, que les scientifiques appellent aussi « La théorie du tout ». Il conçoit bien que les quatre forces qui régissent l’univers, force gravitationnelle, force électromagnétique, force nucléaire forte, et force nucléaire faible, sont à l’origine d’un seul élément, les cordes.
Cependant, la guitare de Marley l’a inspiré : l’univers, ou multivers, ne serait-il pas tout simplement une guitare infinie aux cordes infinies, accordées par étirement de la chaîne sous tension pour donner des notes de musique à l’infini ?
Certes, se pose le problème de la dimension des cordes : « Elles sont tellement petites, a dit un physicien, que si l’on considère le quark à l’intérieur de l’atome comme le soleil, la corde serait un arbre sur la terre ».
Mais, mais… Ça vaut l’coup d’essayer ! Tous les trois ont une guitare et n’ont jamais joué ensemble. Théo se dit prêt pour l’aventure. Manger des tartines tous les jours avec la bénédiction des allocations chômage, ça va pour un moment ! Quant à Marc-Antoine, il n’a plus rien à perdre puisqu’il a perdu sa Cléo.
Bob est aux anges et raconte que les miracles existent. Après tout, ils se connaissent comme leur fond de pantalon et vivent au même diapason, à cette hauteur du « La » où leurs âmes s’accordent.
Alors pourquoi ne pas espérer qu’une note les emportera loin d’ici, une note comme une corde pour marcher jusqu’à Marley ?
L’affaire est entendue. Ce soir, ils prendront le train jusqu’à Jodoigne pour trouver un coin vert et tranquille.
Il ne faudra pas rater ce moment unique et délicieux, ce moment entre la nuit et le jour qui se lève… La « minute bleue » comme on l’appelle, où le ciel se remplit presque entièrement d’un bleu plus foncé que le bleu du jour et où la nature est, pour la seule fois de la journée, complétement silencieuse. On grattera alors une chanson de Marley, « Is this love », et verra bien qui verra bien.
Un seul petit bémol, la coupe du monde de football. Rater les Diables rouges alors que les pronostics sont plutôt bons, ça va demander des efforts. Surtout quand on a été un fidèle supporter en chantant notamment les chansons du Grand Jojo : « E viva Mexico » en 1986, « Le Mondiale » en 1990, « Les petits Belges en Amérique » en 1994, « Les Belges à Tokyo » en 2002, « Viva Brasil » en 2013…
Mais bon, doit bien y avoir d’autres FIFA sous d’autres cieux, et d’autres Diables Rouges… Et puis pour Théo et Marc-Antoine, ça ne pose pas de problème : leur leader, c’est avant tout Bob, rien que Bob ! Avec, au-dessus, Marley bien entendu.
Ce soir, c’est la fiesta. Même Johnny, venu pour l’apéritif, se doute de quelque chose… D’autant plus qu’Halliday gémit comme s’il y avait de la friture dans l’air.
Le secret reste bien gardé, pas question d’en toucher un mot à Johnny. Il serait capable d’aller colporter la nouvelle dans tout Bruxelles et de faire dérailler le train pour ne pas perdre ses « copains de l’apéro ».
De toute façon, il est trop terre à terre, le Johnny, et il a une laisse que tient sa femme. D’ailleurs, qu’est-ce qu’il en a à faire de Marley ? Il préfère le rock, c’est bien connu. Faut accrocher son cœur bien au-dessus du diaphragme quand Johnny parle de « l’époque bénie » des « Chats sauvages » et des « Chaussettes noires ». Qu’est-ce qu’il peut être bassinant avec sa « Rock’n roll attitude ». Ouais ouais… On la connaît la chanson des 79 albums, des 5 disques de diamant, des 40 disques d’or, des 22 disques de platine et des 22 victoires de la musique ! Ouais, trois fois ouais, on le connaît le refrain des 3250 concerts totalisant 29 millions de spectateurs et un nombre exponentiel de groupies ! Ouais, s’était bien démerdé, le Johnny, quand il avait chanté l’été dernier avec ses vieilles canailles, Jacques Dutronc et Eddy Mitchell ! Ouais, c’était vraiment génial, ce concert offert au autochtones et autres, place de la Nation, en l’honneur du premier anniversaire de « Salut les copains » juin 1963 ! Ouais mais non ! On en a ras le bol de ronronner avec lui sa chanson préférée « Da dou ron ron », à chaque fois qu’il ramène ses santiags.
Aujourd’hui, 11 juin 2018, un fait divers fait la une des journaux. Du côté de Jodoigne, on aurait entendu comme une déflagration. D’autres parlent de détonation, d’autres encore, d’explosion suivie d’un feu d’artifice. Une chose est certaine : tous ont senti une vibration, comme si une note de musique avait fait danser le ciel.
Ensuite, on a lancé des avis de recherche un peu partout dans le pays. Quatre hommes et un chien auraient disparu, pff, envolés comme par magie.
C’est Mireille qui a lancé l’alerte. Mireille, qui ne retrouve plus ni son chien ni son mari, et qui va allumer deux cierges chaque jour à l’église du coin dans l’espoir de retrouver son bien-aimé au bout de sa laisse.
Même les réseaux sociaux s’y sont mis. On parle de quatre gars qui seraient partis sur Mars pour aller voir si, là-bas, c’est aussi le paradis et l’enfer. On parle d’une secte féminine qui aurait enlevé ces hommes pour en faire des esclaves et des amants à temps plein. On parle des extra-terrestres qui feraient des expériences sur les êtres humains puis les balanceraient sur la Terre sans crier gare, leur laissant des hématomes sur tout le corps en guise de souvenir. Bref, comme d’habitude, on raconte des couilles.
Là où ils sont, les quatre gars, ils se marrent bien ! En vérité, ils sont six désormais. Six à vivre leur nouvelle vie dans la plus grande équité : le lundi, mercredi, vendredi et dimanche, reggae avec Marley ; les autres jours, rock avec Halliday.
Marley et Halliday, deux idoles, deux diamants bruts ! Et qui s’entendent comme larrons en foire. Ça valait l’coup de les rencontrer.
Pour ne pas perdre les bonnes habitudes, ils se retrouvent comme avant : tous chez Bob et ses plantes vertes, dans un village qu’ils ont baptisé « La petite Bruxelles », histoire de ne pas oublier.
Théo gagne sa vie en réparant les guitares de Johnny, qui ne se sent plus depuis qu’il en est à son cinq cent millième concert. Et comme c’est un malin, le Théo, il arrondit ses fins de mois en récoltant régulièrement la sueur de Marley dans des fioles, qu’il vend comme des petits pains via un site internet.
Quant à Marc-Antoine, il est plus heureux qu’un roi puisqu’il a trouvé son Eve ! Une femme sans âge, entre deux couleurs, qui l’aime « comme il est et comme il sera… »
Bob est serein désormais : tout son petit monde est réuni dans le meilleur des mondes.
Le soir, quand la lune est ronde et qu’elle illumine le ciel, il lui semble retrouver la bonne vieille bouille de son grand-père qui, dans un grand éclat de rire, lui dit : « Tu vois fiston, je t’l’avais dit : des mondes, y en a plein à gogo ; faut juste trouver celui qui t’convient ! »
Un jour, peut-être, il ira gratter une autre note, et rejoindra son pépé.
FIN