Mademoiselle Déjazet (roman) a été récompensé d’un Cheval d’Excellence par la Ville de Marly le Roi
Prologue – 1er janvier 1875
M. Gaudemar ouvre la porte de la loge. C’est un jeune directeur de théâtre, que visiblement ma renommée, et sans doute mon âge, intimident. Il me laisse passer avec déférence, s’excuse de la petitesse de la loge, désolé de ne pouvoir m’ouvrir, pour quelques représentations seulement, celle du temps où je faisais les heures de gloire de l’établissement. Aujourd’hui, c’est Mlle Bartet qui l’utilise. Mlle Bartet, l’étoile montante du Théâtre du Vaudeville… Chacun son tour… Il est vrai qu’en soixante-douze ans de carrière, j’ai fait mon temps. Je souris poliment. S’il savait le nombre de loges que j’ai fréquentées ! De la plus petite et crasseuse à la plus vaste et luxueuse…
Depuis combien d’années n’ai-je plus eu de loge à moi, dans un théâtre fixe… ? Presque une décennie… Par la fenêtre dont l’un des carreaux est brisé, mal réparé par une planche de bois qui laisse passer l’air glacé de ce mois de janvier 1875, je vois la nuit qui achève de tomber sur Paris. Les becs de gaz du boulevard éclairent faiblement les quelques voitures et les rares passants qui ont osé s’aventurer dehors par ce froid humide où la pluie attend que la lune montre sa face blafarde pour geler sur les trottoirs.
Perdue dans mes pensées, je n’ai pas entendu M. Gaudemar fermer doucement la porte. Il n’est plus temps de songer au passé. J’ôte mon manteau, ma veste et m’installe devant la coiffeuse. Dans le reflet du miroir piqueté d’humidité, j’aperçois derrière moi les lambeaux du papier peint bon marché s’effeuiller en haut des murs, comme de méchantes langues bleuies par la lèpre du mur malade. Les pans coupés de cette loge mansardée ont quelque chose de blessant, comme s’ils voulaient me déchiqueter sous le poids des ans que je commence enfin à sentir peser sur mes pauvres épaules. Quel contraste entre la magnificence des velours encadrés d’or de la salle et l’exiguïté encombrée de crasse des coulisses et des loges des artistes ! Dans la décrépitude de cette pièce où s’entassent habituellement les tenants des petits rôles, je préfère penser que je retrouve les sensations de mes débuts plutôt que la déchéance d’une fin de carrière…
Que joue-t-on déjà ce soir… ? Garat ? Les Trois gamins… ? Voltaire… ? Non, c’est La Douairière de Brionne. Le froid me prend à la gorge dans cette loge mal chauffée. Je n’aurai guère besoin de me vieillir. Je jette un œil à mon miroir. Ce visage que je connais par cœur, que je grime tous les soirs ou presque depuis si longtemps, me semble enfin avoir l’âge du rôle. Je l’ai créé en 1850. A l’époque j’avais cinquante-deux ans et j’en faisais à peine trente à la ville, et pas plus de quinze à la scène quand je jouais les rôles de jeunes garçons. Du moins, c’est ce qu’on disait de moi, et j’étais assez flattée pour le croire. C’était parfait pour le rôle de Sébastien, le neveu de la Douairière que j’interprète aussi. Quel plaisir Bayard et Dumanoir, mes auteurs, m’avaient fait en m’offrant ce défi de passer dans la même pièce du rôle de vieille grincheuse à celui d’adolescent fougueux ! Mais ce soir, aurai-je l’énergie suffisante pour interpréter Sébastien ?
Je commence à étaler le blanc XVIIIème ; je l’économise, le maquillage coûte si cher ! Alors que mes doigts glissent lentement sur mon visage, pour la première fois ce grimage me fait peur. J’ai l’impression de poser un masque mortuaire sur ma face sans âge. L’idée de la mort vient me tourmenter encore une fois. Depuis que cette maudite armoire de l’Hôtel du Faisan, à Tours où je jouais il y a quelques mois, est tombée, manquant de m’écraser sous son poids, j’y songe presque chaque jour… Rongée par les difficultés financières, les tracasseries de directeurs, les mesquineries de mes partenaires et l’ennui qui gangrène chaque comédien lorsqu’il attend son tour pour se montrer au public, je la pressens comme une délivrance… et la redoute ! Mes pauvres enfants comptent encore sur moi…
Penchée vers le miroir où mon reflet semble perdre ses contours, je creuse au crayon noir les rides que je distingue en plissant le front et les yeux. Je dois accentuer les volumes du visage pour ne pas paraître fade sous l’éclairage des becs de gaz. Lentement, le crayon gras trace des lignes sombres sur le fard blanc. Je croise mon regard, et il me pétrifie. Où est la pointe de malice qui m’a tenu lieu de beauté sur un visage qui n’en avait que bien peu ? Je ferme un instant les yeux. Les dettes, la misère, le travail harassant n’auront pas raison de ma vivacité d’esprit. Je veux être jeune ! Je veux être drôle et faire rire aux éclats cette salle qui m’attend, ces spectateurs qui apprécient encore le genre désuet dont je suis désormais l’unique représentante. Ne dit-on pas : « Le vaudeville est mort, sauf lorsque c’est Déjazet qui le joue ! »
Qui a affirmé dernièrement que j’étais un enseignement pour les jeunes générations… ? Sans doute un de ces journalistes qui n’arrive pas à dire du mal de moi…
Avec le recul, je réalise combien j’ai été l’enfant bénie de la presse, à une époque où ces messieurs des journaux trempent leur plume dans le venin le plus acide. Dans les chroniques théâtrales de plus d’un demi-siècle, on relèverait à peine quatre ou cinq brutalités contre moi, méchants mots dictés par l’intérêt ou le dépit. Qui m’ont pourtant blessée à jamais… Comme cet article odieux de Charles Maurice dans Le Courrier des Théâtres alors que je n’avais que vingt-cinq ou vingt-six ans. Les mots sont restés gravés au fer rouge dans ma mémoire : « Nous prévenons les mères de famille et les dames, que révoltent l’indécence unie à l’audace des dernières classes de leur sexe, qu’elles ne doivent plus se présenter au Théâtre du Gymnase, ni surtout y conduire leurs filles, les jours où la demoiselle Virginie Déjazet étale le scandale de sa présence. Sans doute, la Police fera le reste. » Dire qu’ensuite on n’a cessé de répéter sur tous les tons que j’étais la seule capable de lancer le mot leste et le propos égrillard de façon subtile et décente !
Charles Maurice… Pitoyable écrivaillon, ambitieux scribouillard qui voulait me compter au nombre de ses tributaires et n’avait pas hésité à faire paraître comme de ma plume une lettre bourrée de fautes d’orthographe, parlant de donner des « soufflais », à l’odieux « paulisson » qu’il était. J’avais réussi à mépriser les précédentes manœuvres, mais celle-ci me blessait trop. Ma mère, surtout ! J’avais fini par porter mon affaire devant les tribunaux. Mais on n’attaque pas impunément la presse… Le soir même, j’étais copieusement sifflée sur scène. Ces messieurs des journaux avaient lâchement payé des bouches en nombre suffisant pour contrer la claque ! La mort dans l’âme, j’avais dû présenter des excuses, et par chance, mon engagement au Gymnase expirant vers cette date, j’étais partie me faire oublier en allant jouer aux Pays Bas.
« Bien faire et laisser dire », telle était devenue ma devise. Plus je m’y tenais et mieux je m’en portais. Même si aujourd’hui « Courage et patience » conviendrait mieux… Je respire profondément. Derrière l’odeur de moisissure et de lavande bon marché des comédiennes qui m’ont précédée là, je sens le parfum indéfinissable de mon tube de blanc, et celle, un peu plus forte, du fond de teint chair. La poudre dont je recouvre crèmes et fards vient me piquer les narines. Fragrances qui ont accompagné une vie entière, de la petite enfance à la vieillesse, odeurs qui n’appartiendront jamais au souvenir : il me semble que je jouerai jusqu’à ce que la mort vienne me chercher dans un de ces bec de gaz qui ponctuent l’avant-scène !
J’ouvre les yeux. L’éclat au fond de l’iris bleu est reparu. Le sourire n’est pas loin. D’un trait, je mets en relief les yeux, la bouche puis je creuse les joues avec du fard gris sous la pommette. Pour Sébastien, je mettrai le fard rose juste dessus. Je triche, je cache, je souligne et le masque prend la forme que je veux lui donner.
L’habilleuse vient d’entrer. Par la porte ouverte, je distingue le bourdonnement des autres loges où les comédiens se préparent, et l’agitation du plateau où l’on fait descendre des cintres les toiles peintes du décor. Dans le reflet du miroir au tain fané, je la reconnais immédiatement. Madeleine… Elle est toujours là, grande perche blonde et bavarde, qui déjà m’habillait lorsque je faisais les beaux jours du théâtre du Vaudeville, il y a de cela vingt-cinq ans. Elle a vieilli, forci, et son air un peu sévère s’est pincé. Un franc sourire éclaire pourtant son visage :
— Mademoiselle Déjazet ! Quel plaisir de vous revoir dans nos murs ! Vous me manquez, si vous saviez… La jeune génération, c’est plus les mêmes manières qu’autrefois. Et pourtant, il y en avait, des sacrés lascars à notre époque…
Notre époque… Quelle époque ? J’ai vieilli, mais je veux être encore de mon temps ! Je ne suis pas de ces personnes âgées qui se complaisent dans l’évocation des vieux souvenirs, relisant encore et toujours les plus belles pages de leur vie jusqu’à ce qu’elles soient si bien délavées qu’ils doivent les réécrire en trempant leur plume à l’encre dorée de leur imagination. Le « c’était mieux avant » n’est pas pour moi. Et pourtant…
Madeleine se lance dans une évocation nostalgique de l’ancien temps. Son chignon blond s’est terni, mais il s’agite toujours derrière sa tête comme lorsqu’elle se confessait des ragots des coulisses, déversant dans mon oreille indulgente médisances et propos graveleux glanés ça et là dans les couloirs sans fin des loges et les recoins sombres des rideaux.
— Vous n’avez pas changé, Mademoiselle. C’est tout bonnement de la magie !
Madeleine s’empare de l’imposante robe de la Douairière qui trône, suspendue au paravent qui ménage un semblant d’espace intime.
— Cette robe ! Je me souviens de votre premier essayage. Car c’est au Vaudeville que vous avez créé le rôle, n’est-ce pas ? Je me disais : « Comment va-t-elle parvenir à bouger avec des paniers aussi énormes ? Et cette coiffe ! Mon Dieu, j’en aurais mal à la tête ! »
Elle se saisit du cintre et décroche les paniers qu’elle me tend. Tandis que je les accroche autour de ma taille, la voilà qui démantèle le costume tout en continuant son babillage incessant. La jupe mauve vole au-dessus de ma tête et vient masquer le treillage d’osier. Bientôt le corset et la surjupe gris ornés de fleurs mauves s’ajoutent à l’échafaudage.
— Tiens, il y a eu des retouches, remarque Madeleine. On l’a agrandie… puis rétrécie.
Elle lit à livre ouvert dans les coutures et les galons. Un faux-pli, une tache, une couture d’un fil de couleur différente et c’est toute une vie qui se révèle dans les satins et les dentelles de théâtre.
— En vingt-cinq ans, ma bonne Madeleine, j’ai un peu grossi… et puis ces derniers temps, j’ai plutôt maigri.
J’enfile le manteau gris pâle orné de rubans mauves qui recouvre la robe comme une chape de chantilly argentée.
— Il faut vous ménager, Mademoiselle. Vous avez beau faire jeune, à l’intérieur, le corps, il a son âge, vous savez…
Je ne réponds pas. A quoi bon ? Prenant mon silence pour de la concentration, elle pose l’étonnant échafaudage de la perruque et de la coiffe sur ma tête. Les rouleaux de cheveux gris encadrent mon visage et lui confèrent la solennité voulue. Au-dessus, j’ai l’air d’être saupoudrée de sucre glace. La superposition de dentelles désuètes qui voltigent au sommet de la perruque est d’un comique dont l’effet n’a jamais manqué. Je sais que, dans ma scène d’ivresse, mes petits mouvements de tête donnent l’impression d’une pièce montée prête à s’écrouler.
La voix du régisseur retentit dans le couloir des loges. « Acte I, en scène ! En scène ! » Aussitôt, c’est une cavalcade qui retentit derrière la porte. Madeleine me tend la canne à rubans et ouvre la porte. Je laisse les retardataires se bousculer devant moi ; avec mon imposant costume, j’ai besoin d’espace. Je ne me plains pas ; au moins, il me protège du froid et de ce mauvais vent coulis qu’on trouve dans les coulisses de tous les théâtres sans qu’on sache jamais d’où il vient.
A la rumeur que je sens venir de la salle, je sais que nous ne ferons pas le plein. La faute à cette pluie verglaçante, à cette date du 1er janvier où chacun reste en famille, et à ce répertoire éculé que je traine depuis trop longtemps. Mais la vibration est positive. Le public qui est là m’aime. Mon cœur fait un bond dans ma poitrine. Toujours le même. Bien des sensations se sont émoussées, bien des joies sont devenues ennuyeuse routine, mais cette déflagration au cœur à l’instant de quitter l’ombre des coulisses pour la lumière de la scène, celle-ci est toujours là, moins longue, moins vibrante, mais toujours présente. Heureusement. Sans elle, ma vie qui n’a aujourd’hui plus beaucoup de sens n’en aurait décidément aucun. Mais je sens le public, remuant, exigeant, plein d’attente et d’envie, murmurer derrière le lourd rideau rouge qui masque sa présence aux artistes. Je me redresse et compose mon masque de douairière. J’ai envie de faire rire la salle et de rire avec elle…

