Extrait…
En ce début de printemps, les rosiers, les hortensias et les hibiscus attendent les beaux jours pour s’épanouir. Le sol se couvre ici et là de campanules des Carpates. Bientôt, elles déploieront un tapis bleu violacé de toute beauté et égayeront le blanc immaculé des alysses. C’est un ravissement pour les yeux, cette foison de fleurs et de couleurs. Les passants sont enchantés, ainsi que madame Lafonte qui fait bien les choses et veille au grain. La mère a la main verte et le jardin l’en remercie.
— Quelle beauté, taquine la dame d’en face, du haut de son balcon. Quel plaisir de pouvoir admirer ces jolies fleurs sans devoir me tuer à la tâche !
Elle aurait bien envoyé la voisine ironique au diable, mais non, elle vogue au-dessus de tout cela. Car madame Lafonte est très polie. C’est ainsi qu’elle a élevé son gamin, lui interdisant de dire un mot plus haut que l’autre ou d’user de grossièretés au risque d’encourir la colère maternelle.
Le visiteur peut ainsi remonter ce long chemin bordé de fleurs, s’arrêter sur le perron en pierre, face à l’entrée. À gauche de la porte, une impressionnante cloche en bronze joue au carillon et au-dessus d’elle, une ancienne marquise en verre craquelé la protège d’éventuelles gouttes de pluie. Il pénètre dans la maison, qui n’est ni de maître ni de gros bourgeois d’ailleurs. C’est plutôt une demeure toute en hauteur construite par quelque artisan ou ouvrier du siècle dernier qui avait réussi à économiser sou par sou la cagnotte nécessaire à son édification.
C’est là que règne Claudine, au rez-de-chaussée et au premier étage. Un jour, la boulangère avait raconté à la crémière quelques fragments de cette vie trop tranquille.
— Vous pensez bien, madame Gertrude, que le couple avait acheté cette demeure en viager, je pense vers 1974. Le petit avait deux ans. Il fallait oser, je ne vous dis pas !
— Ça, c’est bien vrai, en viager… !
— Figurez-vous que le vieux monsieur propriétaire, eh bien, il est mort brusquement. Vous ne trouvez pas ça bizarre ? Enfin, après deux ans, Claudine et Jules – c’était le prénom du mari – eh bien, Claudine et Jules, ils recevaient la pleine jouissance du bien, de la maison, quoi !
— Quelle chance ! Enfin, pour eux, avait répondu la crémière.
— Vous parlez ! Oh que oui, de la chance, elle en a eu ! En fait, le vieux, il est juste mort quelques mois après la disparition de Jules ! annonça la boulangère mystérieuse.
— Non ???
— Mais oui !!!! La Claudine, elle était toute seule avec le gamin, le grand Augustin ! Il avait à peine quatre ans. Je m’en souviens bien, le papa jouait avec mon petit et lui apprenait à pêcher et à réparer des montres. Pff !
— Et c’est où qu’il est resté, le mari ?
— On n’en sait rien du tout. Un jour, il est parti en Suisse pour une formation en horlogerie, qu’elle m’avait dit la Claudine. Elle m’avait même montré une jolie image avec le mont Blanc. C’était très beau ! Il avait de la chance.
— Ça oui, il y en a qui ont beaucoup de chance…
À part quelques lettres et une carte postale, au début, la rassurant sur son sort, il n’avait plus donné signe de vie, le Jules. Dans son malheur, Claudine avait vu la mort du vieux comme une éclaircie, car elle ne payait plus de rentes et dorénavant, la maison lui appartenait.
— MA maison, répétait-elle comme un refrain. MA maison, MA maison…
Après quelques mois, elle n’avait plus jamais eu de nouvelles de son cher époux. Rien, même pas une carte postale. Pourtant, ils ne s’étaient jamais disputés. Il ne courait pas les filles non plus et ne buvait pas au café comme plusieurs de ses collègues horlogers. Le dernier message qu’elle avait reçu de sa part était laconique :
Ne t’inquiète pas pour moi, je vais bien. Fais ta vie, embrasse bien Augustin pour moi. Jules
C’est tout. Un timbre suisse collé sur l’enveloppe, pas d’adresse d’expéditeur. Elle avait déchiré le mot de rage et l’avait traité de tous les noms d’oiseaux malgré sa bonne éducation. Puis, elle s’était remise à tailler ses rosiers, car eux avaient bien besoin d’elle.
— Mon époux est parti en voyage, annonçait-elle aux curieux.
— Il va bientôt revenir, ton papa, répétait-elle à l’enfant.
Petit à petit, plus personne ne réclamait de nouvelles de son cher mari. De toute façon, elle n’en fournissait plus. Qu’il crève, pensait-elle, tout en continuant de sourire d’un air ingénu. Augustin n’osait rien demander.
Finalement, les choses avaient suivi leur cours. Chaque mois, depuis trente-neuf ans, elle recevait sur son compte bancaire un versement d’un généreux donateur anonyme suisse. C’est cet argent qui avait servi à financer les études du petit, à payer ses voyages scolaires, ses pantalons toujours trop courts et son orthodontiste. Pour le reste, elle s’était débrouillée, réalisant quelques travaux de couture et de tricot pour un magasin de mode dans le quartier. Parfois, elle surveillait les enfants de mamans débordées et au bord de la crise de nerfs. Elle était fière, Claudine Lafonte. Elle avait conservé le nom de son mari et ne permettait à personne de mettre en doute sa loyauté d’épouse. En fait, elle n’avait pris aucun amant, non par fidélité, mais parce que les hommes la dégoûtaient depuis le départ de ce goujat. Elle s’était juré de ne plus jamais se demander où se planquait cette ordure.
— Et encore, je reste polie ! Tu vois, Augustin, mon unique objectif sera dorénavant toi, mon enfant, toi et ton bonheur ! Et enlève tes coudes de la table, bon dieu !