Il lui tardait de découvrir la librairie du Millefeuilles dont elle avait déjà entendu parler, les articles dans le journal étaient assez élogieux. Enfin, après avoir parcouru quelques rues commerçantes, elle aperçut l’enseigne qui trônait fièrement au-dessus de l’entrée en lettres rouge vermillon. Elle s’y dirigea et jeta un rapide coup d’œil sur la vitrine avant d’y entrer. Un florilège des livres exposés s’offrait ainsi aux passants : Les Magiciens d’Alexandre Jardin, Houris de Kamel Daoud, La Lumière du bonheur d’Eric-Emmanuel Schmitt, Un certain M.Piekelny de François-Henri Désérable…. Autant de titres évocateurs que d’auteurs à découvrir, songea-t-elle. En entrant, Violette remarqua à sa droite près de la caisse tous les livres coups de cœur décorés de post-it fluos du libraire mais il n’y avait personne. La sonnerie tinta, elle s’avança dans les rayons à pas feutrés et découvrit une charmante librairie qui se prolongeait…Au fond du magasin, un petit amphithéâtre réservé aux rencontres littéraires prenait place à côté duquel se trouvait un salon de thé typiquement anglais. Sur une toile en fond de décor, on pouvait voir dans un jardin la jeune Alice lire pendant que le lapin regardait sa montre à gousset affolé, le temps s’était arrêté. Les sièges rendus confortables, agrémentés de coussins ouatés bleu ciel en forme de nuage donnaient envie de s’y installer. Au plafond un lustre en forme d’étoiles métalliques couleur or offrait une douce lumière et conférait une ambiance de contes merveilleux, propice au rêve … Une quinzaine de personnes était rassemblée et semblait attendre une conférence tout en discutant à mi-voix. Elle s’adressa alors à la jeune femme qui semblait être la responsable, elle était en train de vérifier les branchements du micro avant le début de l’interview.
« – Bonjour madame, excusez-moi, une rencontre avec un auteur va avoir lieu, c’est bien cela ?
– Bonjour ! Oui, tout à fait, nous attendons la venue d’Antonio Liebermann pour son dernier ouvrage. Il ne devrait pas tarder. Si son nom ne vous dit rien, c’est sûrement parce qu’il est plus connu en Italie qu’en France. Les livres qu’il publie sont mis en vente un peu plus loin ….
– C’est que …. Oui, je vous remercie. J’aurais aimé également avoir un renseignement sur un bon de commande passé chez vous. Je ne sais pas si c’est possible ….
– Bien sûr, je suis à vous, après l’interview. Cela va durer en moyenne trente minutes. Puis suivra une séance de dédicaces. N’hésitez pas à revenir vers moi.
– Très bien. Merci. »
Face à cet imprévu, Violette décida donc de se laisser porter par le cours des événements et de s’asseoir au cœur de cet amphithéâtre. Elle observa les gens assis à côté d’elle, il y avait des habitués, des gens seuls ou venus entre amis… Une dame coquette, vêtue de rose bonbon, était assise à sa droite et sur ses genoux, siégeait un adorable teckel. Violette sourit, c’était improbable d’emmener son chien à une rencontre littéraire, elle n’y avait jamais pensé ! La dame lui présenta ainsi Capuccino, un petit teckel à poils durs âgé d’un an.
« – Vous savez, la dernière fois que j’ai emmené Capuccino à une rencontre littéraire, j’ai eu de beaux compliments avec M.Didier Van Cauwelaert !
– Capuccino ? Ah c’était aussi le nom du chien de Peggy Gugenheim. Oui, ça ne m’étonne pas, répondit Violette. On pense à Jules ou à son autre roman Le pouvoir des animaux, mettant en scène un tardigrade ! Quelle originalité !
– Tout à fait ! Reste à savoir si les animaux vont réussir à sauver l’humanité ! » ajouta-t-elle dans un léger rire entendu. A sa gauche, un couple quadragénaire discutait avec deux autres personnes de façon animée. Au cœur de la conversation, la dernière rencontre à laquelle ils avaient assisté, et qui relevait d’un certain enthousiasme, celle de l’écrivain Pierre Lemaître….
L’auteur tant attendu fit alors son entrée sous une salve d’applaudissements. Elle le vit s’avancer. Son visage restait caché par l’ombre d’un chapeau Montecristi Panama. Il salua son public brièvement, enleva sa veste puis ôta son chapeau de feutre gris. Stupéfaite, Violette écarquilla les yeux et resta interdite. L’écrivain n’était autre que le mystérieux italien qui lui avait rendu visite à la parfumerie, la veille …Il balaya l’assistance du regard avec une certaine assurance. Violette ne put s’empêcher de rougir car la gêne se faisait ressentir mais il ne sembla pas la remarquer et s’installa derrière la petite table qui était préparée pour l’interview. Il saisit le micro et d’une voix claire et assurée, il prononça ces quelques mots :
« – Bonsoir à tous ! Premièrement merci à vous d’être venus ! Je suis très honoré par votre présence d’autant que cette rencontre littéraire s’est décidée il y a peu de temps ! En effet, avant-hier, j’étais à Rome et maintenant je suis là avec vous ! C’est aussi la magie de ce métier : des rencontres incroyables ! J’aime beaucoup la France comme vous le savez, c’est le pays où je garde précieusement mes souvenirs d’enfance. Je ne remercierai jamais assez Ivan Bounine qui a sauvé mon père pendant cette période de troubles… Si cela n’avait pas été le cas, je ne serais pas là pour en parler avec vous aujourd’hui. Il me semble que cet héritage à la fois familial, littéraire et artistique dont je suis l’humble dépositaire est important. Je vais donc vous laisser la parole dans un premier temps et je répondrai à vos questions du mieux que je pourrai. Je vous laisse à présent le micro …
“-Bonjour Monsieur Liebermann, êtes-vous mélomane ? Si oui, quels compositeurs sont pour vous les plus inspirants ?
– La musique a toujours fait partie de ma vie, c’est un langage absolu, le plus puissant, celui que je place tout en haut de la pyramide, si je puis dire. Je suis diplômé de l’Académie Nazionale di Santa Cecilia à Rome en piano et alto. Mes compositeurs favoris sont Berlioz, Mozart, Albinoni. J’ai également repris l’idée d’Ivan Bounine, celle de fonder un cercle littéraire dans la capitale où j’ai eu la chance de discuter avec Umberto Eco, Stefano Benni ou même Erri de Luca. C’est une opportunité extraordinaire de pouvoir échanger avec ces écrivains qui sont des artistes hors du commun.
“- Monsieur Liebermann, pourquoi accordez-vous autant d’importance aujourd’hui à cet écrivain russe, Ivan Bounine ? J’ai vu que vous publiez ses écrits originaux sous forme numérisée.
– C’est très simple : tout a commencé quand Ivan Bounine a sauvé mes grands-parents en acceptant de les cacher pendant la seconde guerre mondiale, et ce au péril de sa propre vie ! Il avait pris la ferme décision de sauver les artistes en exil. Je lui dois une reconnaissance infinie, mon père qui était alors un jeune enfant, a été confié à Ivan car ses parents ont brusquement été arrêtés lors d’un contrôle de papiers d’identité à Nice par une matinée du mois d’août. Ivan se comporta alors avec lui comme un second père adoptif.
– Bounine est un homme que vous admirez, cela se ressent. Quel serait cet autre point commun que vous partageriez avec lui hormis la littérature ?
-Sans hésiter, le goût des voyages ! J’aime beaucoup l’Europe et surtout la France. Je découvre à chaque nouveau séjour la région des Alpes Maritimes et je comprends pourquoi mon grand-père adoptif a tant aimé séjourner ici …Il y était en 1940, deux ans plus tard ce sont les italiens qui occupent le territoire puis les allemands en février 1944. Dans ses carnets, il relève aussi bien son quotidien par la beauté des paysages qui s’offrent à lui que les nouvelles tragiques de la guerre. Ce sont donc ses ouvrages que j’ai souhaité numériser avec l’écriture originale, ses pensées, ses sentiments, ses premiers mots et ses ratures… Ces carnets à portée autobiographique nous permettent de lire Ivan de façon inédite, personnelle, authentique. De façon plus classique, j’aime beaucoup en cela les ouvrages de Montaigne, qui par ses Essais, offre aux lecteurs, une réflexion personnelle et philosophique sur son époque. Les fameux « allongeails » permettent d’étoffer sa pensée ou de l’approfondir mais tel un artiste peintre, le stylo devient pinceau et la beauté du premier trait est gardée. On retrouve ce procédé chez Proust aussi, avec les paperoles.
– Quel est pour vous, le meilleur ouvrage d’Ivan Bounine ?
-J’apprécie tous ses livres qui sont d’une très grande qualité, je dois dire que votre question est difficile ! Mais si je pense à ce qu’il disait, eh bien, effectivement, je me rattacherais à son dernier ouvrage Les Allées sombres dont je viens de commander plusieurs exemplaires à la librairie afin que vous puissiez vous les procurer si vous le souhaitez. Ce recueil de nouvelles a été composé entre 1938 et 1944 et l’on sent en lui la déchirure de l’exil. Il avait un profond attachement pour son pays d’origine, la Russie, comme vous le savez.
-Pensez-vous que le style d’écriture de ce grand Prix Nobel puisse être défini précisément ? demanda Violette dont les joues s’étaient empourprées en osant s’adresser de façon aussi directe à Antonio Liebermann.
-Bonjour mademoiselle, je vous remercie de poser cette question qui reste, selon moi, un grand mystère … Ivan Bounine si l’on en croit l’érudition de Jacques Catteau, serait « inclassable. Sa langue plus somptueuse que celle de Pouchkine, plus harmonieuse que Tolstoï, plus musicale que celle de Tchekhov… La langue de Bounine est adamantine. », répondit-il dans un sourire entendu tout en la regardant intensément. J’aime beaucoup cette citation que je n’ai pas hésité à m’approprier car elle me semble vraiment convenir pour illustrer cette réponse. »