Pour illustrer la Journée internationale du chat, j’aimerais vous proposer cette nouvelle soumise à un concours (Liège) en 2017.
Mots imposés : clef anglaise, champignon, montre, journal, géranium, idiot, loupe.
Titre imposé : une expression ou un proverbe en rapport avec l’histoire.
La parole est d’argent, le silence est d’or
Tout individu quelque peu perspicace devrait se rendre à l’évidence : le chat perçoit et comprend tout.
Pour s’en persuader, il suffit d’observer l’échine frémissante du mistigri quand son maître envoie un sms adultère ou le bout de sa queue nerveuse lorsque deux gamins fomentent un mauvais coup.
Le chat de la maison, blotti dans le coin d’une caisse en carton, le nez collé au radiateur ou aux aguets sur le haut d’une armoire, a pu développer une faculté de profonde compréhension. Il faudrait être de bien mauvaise foi pour prétendre le contraire.
Depuis sa domestication, le matou bien nourri passe ses journées bienheureuses à regarder et à écouter. Silencieux, émettant quelques faibles miaulements pour rappeler l’heure du repas, le chat est tellement discret que ses regards et son écoute ne génèrent aucune méfiance. Son doux ronron comme le tic-tac de l’horloge font partie des meubles. On… Allons ! appelons un chat un chat : on l’oublie…
Quand il n’est pas là, les souris dansent. Quand il est là, les amants se sourient. Et le minet voit tout, entend tout, mais jamais rien ne dit. Profitant de longues heures de somnolence pour approfondir sa connaissance et du silence de la nuit pour développer ses déductions, le chat comprend tout ce qui se passe autour de lui. Il n’a aucun mérite. N’en serait-il pas ainsi pour tout être attentif assimilant tant et tant d’éléments ?
Par la force des choses, il possède une parfaite connaissance de tout l’intime des pièces où il vit, de chaque fait, de chaque geste. Même si, dans son immense sagesse, le chat n’est jamais intervenu, ne bronchant pas face à toutes les folies qu’il entend ou auxquelles il assiste. À peine un frétillement de moustache lorsque le fils de bonne famille fouille le portefeuille de sa mère pour lui subtiliser un joli billet orange foncé.
S’il sait, il comprend. Et s’il comprend, il pense. Il faudrait être idiot pour nier cette évidence.
Oui, le chat pense et son intelligence est un peu supérieure à celle de ceux qui ne supportent pas l’idée qu’un chat puisse penser.
Il reste à concevoir si le chat pense de manière imagée ou si sa pensée s’articule dans un langage propre. Certes, ses divers miaulements lui permettent d’exprimer clairement ses états d’âmes. Mais concernant ses observations humaines, les miaous sont une langue pauvre. Voilà pourquoi, passant des journées entières à entendre converser ses maîtres, leurs enfants et leurs invités, le chat a appris à mettre des mots sur les choses et des choses sur les mots. Et le soir, tandis qu’on le voit disparaître dans les taillis ombrés de brins de lune, il rejoint ses congénères pour s’exercer à l’articulation de tous les jolis mots appris dans la journée… Dans la plus jolie des langues de sa maisonnée, il s’amuse à converser.
Le chat ne s’ennuie jamais car il apprend… Et le chat est heureux car personne ne lui trouve d’autre intérêt que son ronron rassurant, la courbure parfaite de son échine et parfois, sa chasse aux souris. Le chat parle mais personne n’en parle.
Un jour cependant, un premier chat parla, et partout sur terre, les langues râpeuses se délièrent.
Cela se passa pour la première fois dans un cosy cottage du Sussex. Le minou était installé sur le rebord de la cheminée, près de quatre ladys sérieusement attablées autour d’un Cluedo, ce jeu de déduction très british. Alors que la partie s’éternisait et que les dames peu futées se perdaient dans des déductions plus qu’hasardeuses, une petite cuillère argentée tomba sur le sol. Le chat, les yeux clos, sursauta et, lâcha distraitement, d’un anglais très châtié :
« J’accuse le colonel Moutarde d’avoir tué le docteur Lenoir avec une clef anglaise dans la bibliothèque. »
Les Angliches vérifièrent. Le chat avait raison.
« Mais tu parles, s’exclama la maîtresse de maison ! »
Et plutôt que de se taire ou d’exprimer à miaous couverts quelque inintelligible réponse, le chat commit l’irréparable :
« Oui, je parle. »
Les embourgeoisées auraient été prêtes à oublier cet épisode et à mettre l’improbable événement sur le compte de la fatigue ou d’un excès de petits gâteaux. Cependant, là, aucune échappatoire n’était possible.
Le chat parlait et elles n’eurent de cesse que de le voir parler. L’une souhaita qu’il dise ce qu’il pensait de sa nouvelle coiffure tandis que l’autre lui intima de déclamer un court article du journal de l’après-midi. À l’une comme à l’autre, il ne répondit rien. Le chat ne sait bien évidemment pas lire, et n’a aucun avis sur des choses aussi futiles qu’une coiffure d’humaine.
De retour dans leur Sweet home, les émoustillées annoncèrent la nouvelle à leurs propres minous qui, satisfaits d’enfin partager leur savoir, s’exprimèrent à leur tour. La nouvelle se répandit comme une traînée de poudre. Certains félins l’apprirent lors de leurs réunions du soir, entre chat et loup. D’autres, en écoutant la télévision ou la radio, la BBC, puis CNN, et toutes les chaînes du monde entier. Les chats interviewés parlaient peu mais bien, sans mâcher leurs mots et jamais pour ne rien dire. Dépourvus de toute espèce de dialectique, cet art de la parole que les beaux parleurs utilisent pour noyer le poisson, les chats s’exprimaient franchement et sans détours, se tenant souvent aux faits dont ils avaient été témoins.
Alors qu’un détective italien, accoutré à la Columbo, cherchait quelques indices dans la pièce d’un crime, le chat de la maison, roulé sur une chaise, questionna non-chat-lamment, dans la langue de Dante :
« Là, glissé dans votre poche gauche, ne serait-ce pas un objet que l’on appelle une loupe ?
– Mouais, marmonna l’homme tout en farfouillant un tiroir.
– Je vous conseille de l’utiliser pour observer les quelques débris sous le buffet. »
En effet, les minuscules morceaux de verre découverts s’avérèrent provenir de la montre de l’assassin qui s’était brisée lors de la lutte précédant le meurtre.
Le même jour, dans le nord du Portugal, une famille était décimée. Les parents et trois enfants périssaient dans l’incendie de leur maison. Seul le cadet de dix ans, qui dormait chez sa grand-mère à deux pas de là, et le chat de la maison, avaient échappé aux flammes. Témoin de ce drame, tout le village suivit le cortège funèbre de cinq cercueils, sous une pluie atlantique battante. Au soir, le vieux garde-chasse, un voisin qui avait recueilli le félin orphelin, s’entretint avec lui :
« Quel malheur ! Mais quel malheur ! marmonnait le vieil homme dans un patois local que le chat chuintait parfaitement. »
– Vous me garderez auprès de vous ? demanda le minou.
– Tu seras mieux près du petit Miguel, avec sa grand-mère. Il a besoin de réconfort.
– Non ! pas avec lui, cria le chat.
– Pourquoi donc ?
– J’ai peur de Miguel.
– De Miguel ? Que t’a-t-il donc fait ?
– Promettez-moi de me garder, de me protéger.
– Va ! dit le vieux pour marquer son accord. »
Le chat raconta alors qu’il avait vu le petit Miguel revenir de la forêt avec une belle amanite panthère, qu’il avait haché le champignon très toxique et l’avait mélangé aux autres qui cuisaient dans une poêle. Le jeune garçon avait alors demandé s’il pouvait passer la soirée chez sa grand-mère pour y dormir. Mais il était revenu au milieu de la nuit dans la maison de sa famille empoisonnée pour allumer une bougie et la déposer sous des rideaux fort inflammables.
« J’ai eu juste le temps de sortir en même temps que Miguel, dit le chat, tremblant de tous ses membres. »
L’affaire fit grand bruit car, le vieux crut le chat, la police crut le vieux et l’autopsie prouva leurs dires. Un chat ne pouvait pas mentir.
Dès lors, dans tous les bureaux de police du monde, d’Interpol à Scotland Yard, au Quai d’Orsay tout comme à la FBI, les dossiers judiciaires récents se réouvrirent. Tous les uniformes policiers du vieux comme du nouveau monde parcoururent les routes à la recherche de témoins félins. On libéra des condamnés à mort, on incarcéra de bons pères de famille, on élucida l’affaire des tueries du Brabant wallon grâce à un très vieux matou qui marmonna l’évidente vérité entre ses canines jaunies.
On invita même un chat aux yeux fort bleus à la barre pour témoigner de sa propre innocence.
« Monsieur, approchez-vous de la barre, montez sur cette chaise, levez la main droite et prêtez serment comme mon greffe vous l’a signifié, dit le juge. »
Le chat s’approcha, s’assit sur la chaise et attendit.
« Monsieur, veuillez répéter les mots : « je jure de dire la vérité, toute la vérité…
– Je suis un chat, dit calmement le témoin. Je n’ai pas de main mais quatre pattes et vous savez bien que les chats ne disent que la vérité, toute la vérité.
– Soit, soit, s’impatienta le juge. De toute façon, en tant que coaccusé, vous n’êtes pas tenu de prêter serment. Nous vous écoutons.
– …
– En date du 17 janvier de cette année, vous étiez dans l’appartement de vos maîtres, monsieur et madame Ramingue. Ou plutôt, vous étiez sur l’appui de fenêtre près du fameux bac de fleurs que vous avez malencontreusement poussé.
– Je n’ai pas touché à ce géranium, dit-il, la mort dans l’âme. Je suis un chat, je ne suis pas un maladroit.
– Je poursuis, dit le juge. Monsieur affirme que sa femme venait juste de sortir, qu’il a ouvert la fenêtre pour se fumer une cigarette à l’insu de son épouse, que vous avez sauté sur l’appui et bousculé ce bac à fleurs qui s’est écrasé sur le crâne de son épouse, deux étages plus bas. Madame, votre maîtresse, est morte sur le coup. »
Un grand Oh se fit entendre dans l’assemblée. On ordonna le silence.
Le beau siamois pouvait encore se taire et laisser l’âme de la terrible madame Ramingue errer au royaume des géraniums volants. Il aurait pu profiter de ses derniers jours heureux blotti sur les genoux de son maître, aux mains douces et chaleureuses. C’eût pu être un regrettable accident. Hélas, les chats étaient allergiques aux mensonges. Et, depuis quelques mois, ils ne savaient plus se taire :
« Je n’ai pas touché au bac de fleurs, murmura-t-il.
– Hum, hum, dit le juge, comme pour chasser le chat de sa gorge. Parlez plus fort.
– Mon maître a ouvert la fenêtre. J’ai sauté près de sa main pour recevoir une caresse. Nous avons alors entendu une porte claquer et nous avons regardé madame sortir de l’immeuble. Monsieur a pris le bac et a visé madame. Puis, il s’est écarté pour allumer une cigarette et la fumer dans son fauteuil. Il n’a pas raté sa cible. »
Des gens crièrent, on fit évacuer la salle.
Partout dans le monde, les chats devinrent symbole d’intégrité et de probité. Sur la place rouge à Moscou, on érigea un immense félin doré. Même en Iran, on faillit favoriser le retour du Chah. Partout, dans tous les tribunaux du monde, des témoignages de chat surgirent, marquant les annales de leurs pattes de velours et leur soif de vérité. Les chats furent adulés par les sincères, vénérés par les assoiffés de justice, idolâtrés par les honnêtes gens et les cœurs purs.
Tout individu quelque peu observateur devrait se rendre à l’évidence : la conscience humaine n’est jamais exempte de zones d’ombre. Quelques mois après cet avènement du Felis silvestris catus, les humains éprouvèrent quelques ressentiments envers le chat domestique. Ils devinrent acrimonieux mais surtout méfiants. Dès qu’un chat entrait dans une pièce, les comploteurs désormais se taisaient, les amants se délaçaient, les femmes légères se couvraient. Subrepticement, les chats n’eurent plus aucune raison d’osciller de la queue ou de tressaillir des vibrisses. Eux qui avaient permis d’élucider les plus inextricables énigmes, ils ne furent bientôt plus au courant de rien. Ils ne virent plus rien, n’entendirent plus rien d’intéressant et n’eurent plus rien à dire. Plus grave encore, certains malhonnêtes et d’autres infidèles commencèrent à traquer les chats, à leur tordre le cou ou les empoisonner pour les empêcher de dénoncer.
Ce fut cependant l’ennui et le manque de frissons qui incitèrent les petits félins à reprendre leur parole. Un beau jour d’été, sur le balcon d’une maisonnette de Myconos, un chat tout blanc nommé Socrate mourut d’ennui. Ses amis rapportèrent la triste nouvelle, puis ne dirent plus rien. La vague de mutisme s’étendit rapidement vers l’est et l’ouest, vers le nord et vers le sud. Les chats se turent sans donner d’autres explications aux juges qui souhaitaient encore les interroger, qu’un miaulement rauque. D’ailleurs, à quoi auraient-ils pu encore servir puisqu’ils n’étaient plus témoin de rien. Eux qui avaient élucidé toutes les affaires passées, ils étaient aujourd’hui inutiles.
Ils tinrent désormais leur langue et, tous, jusqu’au dernier, n’offrirent plus que quelques miaous fleuris. On oublia cet épisode qui bientôt, ressembla plus à une légende qu’à un fait d’histoire. On oublia que les chats pouvaient parler. Après quelques temps, en leur présence, on se donna de nouveau des baisers interdits qui firent frissonner leur pelage brillant. Et on se confia des secrets de famille sans prendre nullement garde à leurs oreilles dressées qui toujours vous écoutent…
Olivier Papleux – premier prix – 31 décembre 2017