L HOMME AU CIGARE
Sept heures du matin, Bruxelles se réveille en baillant quelques nuages roses. L’homme, à la salopette impeccable, le cigare éteint pendu à ses lèvres, balaie la rue Malibran. On est en mars, en guerre donc, avec le ciel qui lance des giboulées contre tout rêve de soleil.
Hector, c’est son prénom, aime la brume qui monte peu à peu à travers les matins. On se croirait sur les docks, dans un bouquin d’Agatha Christie, quand tout est en suspens, même les heures. Ambiance mystérieuse où il joue du balai comme une majorette jouerait du bâton.
Hector vit seul, dans un endroit bien rangé où tout est bien rangé. Il est maniaque sans excès et aime la propreté. C’est sa mère qui l’a éduqué ainsi. « Hector, range tes jouets et arrête de tout mettre en bouche, c’est sale ! » ; « Hector, si tu continues, j’te mets dans la machine à laver avec les chemises de ton père ! ». Sa mère, qui l’emmenait chaque dimanche ramasser sacs plastiques et détritus de toute sorte, parce que cela faisait désordre dans le quartier. Képi bleu sur le chef pour se donner de l’allure et croissant doré en guise de récompense bien méritée.
Huit heures-dix heures : au garde à vous soldat, et ne vous laissez pas distraire ! Il avait neuf ans, dans sa chambre un poster de monsieur Propre avec la cape de Zorro et, dans son cœur, le rêve d’aller visiter la ville la plus propre du monde.
Les années avaient passé. Hector, parti du berceau bruxellois pour suivre une formation de mécanicien à Charleroi, avait dû revenir très vite au chevet de sa mère qui, dans un dernier souffle, lui fît promettre de s’occuper de la propreté de Bruxelles, sa ville natale.
Des filles avaient traversé sa vie, un mois, trois mois… Mais personne qui n’arrivait à la cheville de sa maman, son icône. Le balai, cadeau d’anniversaire pour ses neuf ans, était toujours là, à sa place, comme s’il l’avait toujours attendu. Treize ans déjà qu’il n’avait pas bougé depuis qu’Hector avait creusé son trou dans l’ancienne ville minière, là où les briques s’entassaient telles des montagnes que personne n’irait gravir.
Non, personne pour prendre la relève, pas même son père, ce gros buveur de séries B et de piquette qui n’en avait fait qu’à son nombril et était parti rembourrer ses bouées d’amour flétri sur la Costa Brava.
Hector n’avait ni ambition ni attente particulière, juste une vie moelleuse, qu’il se faisait un point d’honneur à garder sans taches, au sens figuré comme au sens propre.
A regarder toutes ces étoiles, cela lui donnait le tournis. Cela valait-il vraiment la peine de se tracasser pour notre espèce, occupant la troisième planète d’une étoile périphérique dans un univers qui comptait des milliards de millions de galaxies ?
Battre le fer quand il est chaud, prendre le soleil à son balcon, attraper au vol la parole des passants, ou s’évertuer à ne rien faire, c’était là son passe-temps favori quand il n’était pas avec son balai, devenu son double. La mécanique attendrait bien un peu, du moment que sa génitrice pouvait être fière de lui et lui donner sa bénédiction sous forme de bonnes draches ou coups de soleil.
Les jours passaient, pareils à de faux jumeaux, quand un vendredi 13 tomba dans le calendrier et qu’Hector se décida à jouer au loto. C’était la première fois. Quelle ne fut pas sa surprise en apprenant qu’il était l’heureux élu !
Motus et bouche cousue, il se garda bien d’ébruiter l’événement et s’offrit une tournée sur le globe avec, comme premier voyage, Paris, en prenant pour tout bagage une phrase qui avait traîné sur un mur de la gare du Midi : « La valise est ma patrie et ma patrie, la valise ! »
Il découvrit ainsi que la capitale n’avait pas que sa tour Eiffel mais bien d’autres atours, dont le prix poésie de la RATP, décerné cette fois à une jeune fille du 93, pour son vers libre : « Ma conscience, un battement d’aile affolé contre la vitre du monde. »
Le temps courait à sa perte et Hector ne se résolvait pas à rentrer. Quelque chose le travaillait, une mauvaise conscience peut-être… Aller à hue et à dia, c’était bien beau, voire exotique quand on poussait jusqu’aux eaux turquoises du Pacifique mais… Le prix poésie de la RATP avait laissé dans son cerveau une empreinte, rapidement transformée en idée fixe : il fallait coûte que coûte sauver la planète, la libérer de toute cette saleté qui lui donnait une mine de déterrée. Somme toutes, une entreprise de salut public qui dépassait les bornes de la capitale européenne et qui ferait son chemin entre deux chambres d’hôtel cinq étoiles, histoire de voir, une fois dans sa vie, à quoi ressemblait le luxe !
En attendant, à Bruxelles, plus exactement à Ixelles, on s’étonnait. L’homme au cigare avait disparu. Le remplaçant, certes, était bien gentil mais pas zélé pour un sou ; et puis, fin comme une goutte de pluie avec ça, presque invisible, dans cette poussière de pavés.
Il faut dire qu’Hector avait sa petite réputation. On l’aimait bien, ce bonhomme guilleret et qui semblait ne faire qu’un avec son balai. Et ce cigare, qui pendait à sa bouche telle une protubérance naturelle, une signature enfin originale ! Les femmes, d’ailleurs, l’appréciaient : sa silhouette bien charpentée, ses grosses mains comme des moufles …
Une, particulièrement, en pinçait pour lui sans lui avoir jamais soufflé mot. Elle était même prête à lancer un avis de recherche tellement elle s’inquiétait. C’était la jolie Henriette, une voisine de l’immeuble, qu’il avait connue enfant et qui l’admirait déjà quand ce dernier, le dimanche, partait en croisade avec sa mère bouter les barbares immondices !
Henriette qui, du jour au lendemain, s’était retrouvée seule, elle aussi, à l’âge de 20 ans, et qui vivotait entre garde d’enfants, petits travaux de couture, croches et anicroches.
Combien de fois ils avaient joué ensemble, après l’école : Hector déguisé en cow-boy, justicier des grandes causes, et Henriette, en Robin des bois, qui chapardait pommes et bananes pour les distribuer aux pauvres. Le jeu, trop pris au sérieux, avait eu raison d’eux et s’était terminé par une gifle magistrale donnée par leurs parents respectifs. Après, ils n’avaient plus recommencé, chacun enferré dans le silence et gardant sa distance.
Henriette alors s’était faite discrète, prenant la couleur des murs et évitant toute rencontre. Quant à Hector, il n’avait plus fait attention à elle, et la vie avait fait le reste.
Parti depuis des mois sous des ciels plus lointains, Hector avait connu de belles jambes agrémentées de beaux esprits mais toujours rien pour l’accrocher vraiment, rien qui valut la peine de se dire : « Toi j’t’ai dans la peau » ou ça y est, je tombe ! ». Tomber étant d’ailleurs un drôle de terme pour parler de l’amour ; à se demander si on ne devait pas plutôt dire « Se lever amoureux ».
Toujours tenaillé par son projet, il avait poussé jusqu’au Japon afin de comprendre comment on pouvait se promener dans des rues propres et sans poubelle.
Pas besoin d’être devin, question de discipline tout simplement, les Japonais ayant pris l’habitude de ramener leurs déchets chez eux. Une manière de vivre inimaginable à Bruxelles. Il faudrait payer les gens, et encore…
Le Japon, pays sous la torture du grand écart entre modernité à la pointe et nostalgie des codes d’honneur du samouraï et du kamikaze. Mais oui, bien sûr ! Comment n’y avait-il pas pensé plus tôt ? C’étaient eux, l’avenir. Eux, les futurs sauveurs de ce monde puant et croulant sous toujours plus de débris en tout genre. Eux, les Robots, et qui nettoieraient les villes de fond en comble pour que celles-ci retrouvent leur blason d’antan !
Après tout, une ville n’était-elle pas une femme qu’il était juste d’honorer et dont il fallait prendre soin ? Bruxelles, sa Bruxelles, qui l’avait vu grandir d’un œil attendrissant, et à qui il avait régulièrement donné un coup de balai comme on donne un coup de peigne. Bruxelles, une femme qui, désormais, se confondait avec sa mère, l’égérie. La Femme, la seule, aussi délicieuse que ces tétragones, épinards natifs de Nouvelle-Zélande qu’il avait dégustés le temps d’un voyage sur ces belles îles moutonnées.
Il était urgent de rentrer. Vite, sauter de l’autre côté de l’équateur ; un avion ferait l’affaire. Car après le pays du soleil levant, Hector s’était laissé glisser toujours plus bas, au-dessus du Pacifique, pour finalement se retrouver sur un cheval, en Argentine, dans un coin venteux de Patagonie qui lui offrait à la fois de généreux morceaux de viande et l’ivresse des grands espaces.
D’ailleurs, il avait pris du poids avec toutes ces journées nourries au barbecue. Bœuf, poulet, mouton en pagaille… Un kilo de viande par personne, quasi tous les jours de semaine, ça vous forgeait un homme, ça ! Guère étonnant s’il commençait à avoir du mal à se porter, déjà qu’il n’était pas bien maigre.
Bruxelles le reconnaîtra-t-elle ? Le doute s’installait. Il avait utilisé sa fortune pour, finalement, s’abrutir de voyages et de victuailles. Et puis, comment faire une fois arrivé ? Où trouver les robots ? Où rencontrer l’assistant ou l’assistante idéale ? Et puis, et puis… N’allait-on pas le prendre pour un fou ? Pour un toqué du récurage ?
Jusqu’à présent, excepté sa mère et Henriette, en toile de fond très lointaine, son seul véritable ami avait été son balai. Un balai qu’il avait lâchement abandonné pour faire la tournée des joies et des chagrins en ce bas monde.
Sans parler de son appartement, ça faisait bien deux ans maintenant… Un appartement avec personne pour l’occuper et s’en occuper, ça ne devait plus ressembler à grand-chose. On avait peut-être mis des scellés sur sa porte. Il n’avait prévenu aucune âme qui vive, parti comme ça, en coup de vent.
La concierge aussi avait dû s’en raconter… La connaissant, elle avait sûrement fini par appeler la police. Un propriétaire sans histoires, qui rentre chaque jour à heures régulières et qui, chaque dimanche, va au cimetière pour apporter des fleurs à sa mère, ça ne disparaît pas comme ça !
Peut-être fallait-il se méfier des gens trop prévisibles… Peut-être son gain au loto ne représentait-il rien d’autre qu’un coup de pied au derrière, signifié par le destin, pour le faire sortir de son périmètre ixellois, lui confier une mission plus grande que la taille de son balai.
Hector, désormais, se perdait dans un fouillis de questions et se sentait très seul, aussi seul que la lune. Si seulement, sur cette Terre, il y avait des êtres pour l’oublier et se souvenir de lui… Mais non, rien ! Rien que la pampa, le vent, les glaciers, le bétail, les estancias… Et entre tout cela, du vide et encore du vide !
Il avait presque la nostalgie des brumes et de ces effluves délétères qui, si souvent, le prenaient à la gorge au petit matin. Depuis longtemps déjà on en parlait, même la radio s’y était mise : Bruxelles n’était plus une affaire. Trop de pollution, trop d’embouteillages, et l’espèce humaine qui débordait sur les frontières…
Bref, beaucoup trop de « Trop » ! Il était grand temps de se mettre à l’arithmétique et de faire des soustractions.
Un robot devait moins polluer qu’un homme. Finis la pyramide des besoins, les paroles en l’air comme des crachats par terre, et tout ce tintouin ! Pratiquement que des avantages…
Hector, soudain, retrouvait son sourire : nul doute là-dessus, il était sur la bonne voie, la voie de ceux qui voient grand et qui ne se retournent pas. Malheur aux Eurydice et aux Orphée, il ferait résolument confiance à l’avenir ! Grâce à lui, non seulement Bruxelles allait faire peau neuve mais elle mettrait aussi au défi toutes les villes du monde !
Bruxelles, la nouvelle Eve, la proue, la révolution en marche… Et qui pointerait sa baïonnette vers le futur ! Un futur radieux, blanc comme neige, où les cœurs auraient remis le compteur à zéro.
Il se rappelle encore… A Tokyo, Hector avait eu l’occasion de fréquenter le royaume des humanoïdes. Il y avait HRP 4 ou Ucroa, le dernier modèle de la lignée, qui faisait des défilés de mode ; HRP3, capable d’utiliser un tournevis et d’effectuer des tâches quotidiennes ; Big Dog, le robot de transport qui ne tombe jamais ; Asimo, le randonneur fidèle à son sac à dos, en l’occurrence à ses batteries, et qui pouvait contourner les obstacles et s’exprimer sur de multiples sujets. Et bien d’autres encore, capables de parler, de chanter, de jouer du violon, de garder les enfants, les maisons…
Un robot coûtait en moyenne 6000 euros. Il suffisait de se mettre un peu de comptabilité dans la tête. Mais combien en fallait-il exactement ? Et quel aspect leur donner ? S’ils étaient trop humains, on risquait la confusion, voire la crise cardiaque pour les petits vieux du quartier, qui s’aventureraient à leur faire une remarque ou à discuter le bout d’saucisson. S’ils avaient l’apparence de la machine, on aurait sans doute droit à des remontrances du genre « En voilà encore un qui nous vole le pain d’la bouche ! » ou « Après la caissière et le balayeur, à quand la boulangère ? »
Quoiqu’il en soit, il lui faudrait trouver le robot modèle, le nec plus ultra, pour balayer dans le sens du poil, leur faire gentiment la nique à ces saletés ! Mais en prenant soin d’en garder un peu pour les lendemains qui déchantent…
Hector n’arrivait même plus à digérer son lot de viande quotidienne tant il se tordait le cerveau. Et que dirait sa concierge ? N’allait-elle pas lui faire la tête après tous ces mois de silence ? Il ne pouvait s’empêcher de penser au retour du fils prodigue, parabole de la brebis égarée et de la repentance. Et quid de son pactole ? Arriver la bouche en cœur et raconter qu’on avait préféré voyager plutôt que partager ? Quant à son balai, à l’heure qu’il était, il devait ressembler à une relique.
Soudain il songe à Henriette… Elle l’aimait bien cette petite… La preuve, quand ils avaient eu droit à la fameuse raclée, elle l’avait défendu toutes dents dehors en criant que c’était de sa faute à elle ! Brave Henriette, elle devait avoir son âge maintenant, la trentaine bien tournée. Il la voit encore, courant comme une petite souris sur le pavé glissant, ses poches de manteau aux allures de ballons gonflés à l’hélium tellement elles étaient remplies de fruits !
Peut-être qu’elle habitait encore l’immeuble. Simplement, ils avaient continué à s’éviter ; une habitude en quelque sorte, une de plus. Ridicule finalement, ils auraient dû profiter de la fête des voisins pour se revoir. Mais quoi, était-elle si croustillante que cela ? Avait-elle gardé ce petit nez retroussé et cette frimousse toute en taches de rousseur, qui lui donnait des allures de « Fillette prise en faute avec le nez dans la confiture » ?
L’enfance remontait dans ses veines… Revivre ces rues éclaboussées par leurs rires, courir et se cacher pour regarder l’épicier, à la face déconfite et furieux de s’être fait léser par deux enfants. Compter avec sa mère les déchets qu’ils ramenaient tels des trophées pour ensuite les trier par ordre d’origine. Déjà petit, il s’était senti important, engagé comme il l’était dans des actions bienfaitrices pour l’humanité.
Sa mère, aussi, n’avait pas lésiné sur les encouragements : « C’est bien mon fils, plus tard le monde se souviendra de toi ! » ; « Toi, au moins, tu ne passes pas ton temps à perdre du temps comme les autres enfants ! Tu iras loin, mon fils, tu iras loin ! ».
Et c’était vrai, il était allé loin, descendu presque à mille kilomètres de l’Antarctique, tout cela pour remonter dare-dare à Bruxelles avec un projet qui tiendrait ou pas la route…
Le retour avait été sinueux, avec un détour par Charleroi dans l’espoir de se remettre dans le bain et d’écouter le carillon égrener quelques mesures de chants populaires. Le pays noir n’avait guère changé de couleurs même si quelques retouches salutaires avaient été données au boulevard Tirou. Cela changeait de la cordillère des Andes et de ses flûtes enchantées. Une autre pampa aussi, avec des vapeurs grises et saturées d’alcool, le bon wallon, occupé à braver l’hiver, coûte que coûte, dans une traversée du désert où le gel avait remplacé le pas des passants.
Hector avait eu un haut le cœur. A croire que, dans certains endroits, la vie pouvait rester figée, oubliée dans le passé. Sans réfléchir à ce qu’il allait dire ou ne pas dire à sa concierge, il prit le train et marcha jusqu’à chez lui, dans l’indifférence la plus totale. Enfermé dans son anxiété, il ne voyait plus rien, faisant confiance à ses jambes qui, mécaniquement le ramèneraient à bon port. Seul le poids de son corps lui rappelait la douloureuse, ses excès de viande qui le faisaient ahaner.
Le quartier non plus n’avait guère changé, juste quelques grues en plus, ou en moins, il ne savait pas trop…
Contre toute attente, la concierge le reçut à bras ouverts, croyant au miracle du rescapé qui avait survécu aux accidents de la route, entendu celle de la vie. L’émerveillement avait ôté toute graine de colère ou de reproches, faisant la part belle à des sourires voraces et à des bras potelés, qui l’avaient très vite empoigné pour le mettre à table devant un plat de spaghettis al ragù, arrosés de pecorino romano.
La concierge, qui n’avait jamais renié ses origines italiennes, partageait avec Hector le même penchant pour Don Camillo et ces délicieuses scènes où le spaghetti devenait synonyme de calumet de la paix ; Peppone, maire communiste et bien-aimé rival, offrant au curé la sacro-sainte assiette en guise de trêve à leur joute verbale.
A sa grande surprise aussi, Hector trouva son appartement comme rasé de frais, le balai, toujours à sa place, la tête haute et fier d’avoir servi. Une bonne fée était passée par là, en l’occurrence, cette brave femme qui, comme lui, partageait le goût du nettoyage bien fait. Une chasse aux poussières digne du Ku Klux Klan !
Toutefois, celle dernière voulait savoir… Comment avait-il fait pour partir aussi loin, aussi longtemps ? Et avec quel argent ? Face à ces yeux prédateurs, il aurait tout donné pour prendre la place d’un passe-muraille ou d’un eschoria coli, bref se faire le plus discret possible.
Sans travail, sans amis, Hector laissait passer les journées, qui se résumaient de plus en plus à du vide où la honte d’exister prenait le dessus.
Rien dans le frigo, rien pour remplir les heures, juste ce balai qu’il fixait d’un œil presque nostalgique, et cette petite voix qui lui chuchotait : « Vas-y, et trouve-toi quelqu’un pour t’aider, tu n’y arriveras pas tout seul si tu veux mener à bien ta mission de grand nettoyeur de la planète ! »
Au bout de quelques semaines, il finit par craquer et alla trouver sa concierge pour lui inventer qu’il avait reçu l’héritage d’une vieille tante, perdue au fin fond de la France, ne désirant mêler personne à cette affaire parce que c’était bien assez compliqué comme ça !
Suite à ces faux aveux, cette dernière cessa de tourner autour de lui comme une guêpe prête à piquer, renonçant ainsi au qui du pourquoi du comment.
Et puis, elle avait aussi d’autres matous à fouetter ! Surtout quand certains avaient le toupet de se tromper de poubelle sous prétexte que le tri, c’était trop compliqué pour leur petite tête, ou que ces barbares de gosses n’en faisaient qu’à leur vélo et « mettaient du sale sur le mur ».
Elle était plutôt gentille, cette concierge, mais elle aimait bien se faire plaindre ; sans doute dans l’espoir de recevoir davantage d’étrennes au nouvel an. Il pensa alors qu’il n’avait jamais réellement fait attention à ses voisins de palier, tellement occupé qu’il était à tournicoter autour de son balai et à faire l’état des lieux des rues, une fois celles-ci nettoyées.
A bien réfléchir, cet ustensile avait eu des pouvoirs magiques et quasi autant de vertus qu’un être humain : non seulement il lui avait servi de confident et de compagnon mais, d’une certaine manière, il lui avait permis de balayer ses intérieurs ; toutes ces pièces dont certaines qu’il ignorait, des obscures et des moins obscures, des grandes et des petites…
Progressivement, Hector reprenait goût à son petit chez soi et aux alentours, d’autant plus résolu à mener à bien sa mission qu’il était de moins en moins convaincu par ces bras « mous », qui pendouillaient à la silhouette nonchalante de son remplaçant.
Il imaginait les dessous de Bruxelles, en juste corps immaculé, la peau au grain blanc de blanc… Elle deviendrait enfin la reine et jouerait dans la cour des grands. Peut-être même allait-elle sauter par-delà les murs de l’Europe !
Hector, désormais, passait jour et nuit à noircir des morceaux de papier, se délectant à dessiner des plans où il plaçait ses robots comme des pions.
Il y en avait partout… au sol, sur la table à manger, dans les toilettes. Un visiteur impromptu l’aurait sans doute pris pour un fou ou un monomaniaque du papier quadrillé. Pas question, en tous les cas, de faire rentrer une femme dans ce décor.
Un jour, on sonna chez lui. C’était Henriette, un bouquet de fleurs à la main. Délicate Henriette, elle n’avait pas changé. Sa disparition subite, déclara-t-elle, l’avait troublée à un tel point qu’elle n’en dormait plus. Alors, quand elle avait vu la lumière sous la porte, sans oublier la concierge qui avait laissé pendre sa langue, elle n’avait pas hésité !
Toutes ces années de silence lui faisaient l’effet d’une couverture qui avait étouffé le temps. Cela faisait si longtemps qu’elle attendait ce moment…
En vérité, Hector n’avait jamais accueilli de femme chez lui. Recevoir sa petite amoureuse d’antan alors qu’il était pris de court et qu’il ignorait tout des belles manières, c’était un peu comme jeter un caillou dans la mare et faire des rides… Toutefois, il se sentit vite à l’aise, comme s’il avait toujours connu Henriette et que ces retrouvailles s’avéraient évidentes.
A la vue de ces innombrables plans qui griffaient l’espace de toutes parts, celle-ci fut prise d’une telle curiosité qu’elle se rua dessus avec des tas de questions. A croire que les années en plus n’avaient été qu’illusoires et qu’ils pourraient à nouveau préparer un coup, comme au bon vieux temps, quand ils se chuchotaient des stratagèmes pour donner des fruits frais à ces pauvres bouches au chicot triomphant.
Henriette avait gardé son cœur de Robin des Bois. Elle détestait les injustices, et encore plus cette société, qui s’obstinait à dérouler le tapis rouge aux trentenaires sans tenir compte des autres, les très jeunes, et les vieux. « Dans l’espèce humaine, avait-elle déclaré, il y a deux catégories en voie de disparition : les enfants et les vieilles personnes ».
Il retrouvait bien là l’Henriette de son enfance, la passionnée qui tranche au couteau toute sorte de sujet et qui n’a pas peur des mots. Sacrée Henriette, elle en avait dans le pantalon comme on dit, et pas que !
A compter de ce jour, ils se virent quotidiennement, heureux de se croiser comme si c’était tout à fait naturel et que leurs deux destins n’allaient bientôt plus qu’en faire qu’un.
Henriette avait des formes, une intelligence vive et intuitive, le sens du concret aussi. Ils se complétaient bien, lui avec ses rêves au bout de son balai et son air toujours un peu distrait ; elle avec son grand cœur et prête à chevaucher le balai. Très rapidement, ils s’étaient retrouvés au creux du lit, là où, confortablement, ils pourraient enfin échafauder le programme final afin de se mettre à l’œuvre.
Pour Henriette, il allait de soi que les robots auraient aussi besoin des humains et qu’il était grand temps de s’occuper des espèces vulnérables. Elle envisageait ainsi une association de bienfaiteurs où les vieux comme les enfants retrouveraient toute leur place. Les vieux, parce qu’ils avaient besoin de sortir de chez eux et de se distraire du miam-miam ronron ; les enfants, parce qu’ils manquaient d’éducation et que ça ne leur ferait pas de tort de se familiariser avec les machines, le futur promettant une néo-espèce très spéciale ralliant la robotique à l’humanité.
Heureusement qu’il y avait le téléphone et internet, outils de travail indispensables quand on visait grand ! A deux, ils étaient forts comme mille. Plus rien ne les arrêtait, pas même le problème de la langue lors des grandes discussions avec les Japonais.
Très vite, ils avaient dû avaler quelques rudiments de la langue anglaise, tout en y versant un peu de sauce nippone. Pas question de s’embarrasser avec des chichis quand on avait devant soi un projet en or et qui vous tenait autant à cœur que la peau sur les os. Pas question, non, de s’apitoyer sur ses faiblesses car, répétait Henriette, tout est faisable dans ce petit royaume. Des surréalistes et de gentils fous, voilà ce qui faisait le relief de ce plat pays. Du haut de son nuage, la mère d’Hector devait être fière d’avoir enfanté un tel homme !
Henriette n’avait pas seulement une tête. Elle avait aussi des mains et qui comprenaient tout, même les nuits où Hector ronflait comme une pompe à vélo. Dévouée corps et âme, elle passait les commandes, vérifiait les comptes, allait sur le pont réceptionner les robots…
Ils avaient dû louer des entrepôts un peu partout dans Bruxelles. Même les bourgmestres se frottaient les mains. Enfin du mouvement et de quoi séduire le potentiel électeur ! Les nettoyeurs du futur feraient un malheur et le bonheur des concitoyens ! Juste une petite équation à résoudre… Ne pas léser les humains qui faisaient déjà la queue dans les bureaux de chômage.
Les interviews avec les journalistes aussi se multipliaient : à quand le lâcher des robots ? Et les balayeurs, qu’est-ce qu’on en faisait des balayeurs ? On les mettait dans les poubelles ?
Bien sûr, il fallait penser à tout, notamment à l’étape la plus délicate, celle qui permettrait une collaboration serrée entre humains et robots. Une fois de plus, Henriette avait relevé ses manches, aussi efficace qu’un poisson qui nage dans son bocal. Elle qui voulait de l’action, elle était servie ! Tous les jours de la semaine, c’était des coureries pour trouver les volontaires prêts à travailler avec les robots.
Certes, nettoyer la rue n’était pas très motivant mais elle avait le don d’enguirlander tout cela avec des paroles magiciennes, qui transformaient l’ordinaire en extraordinaire, faisant du bête nettoyage, un acte héroïque et salutaire pour tous !
A la télé, à la radio, on l’entendait partout qui, de sa voix fluette et enjouée, exhortait chaque citoyen et chaque citoyenne à venir grossir les troupes et remplir ainsi leur sacro-saint devoir. Le peuple était derrière eux, même les Écolo les soutenaient. D’ailleurs, entre-temps, Henriette avait créé le parti des « Vieux qu’en ont encore dans les jambes et travailleurs comme tout le monde ! ». Sans compter les madame pipi qui, écœurées par les resquilleurs, y voyaient l’avenir.
Hector n’en revenait pas… Grâce à sa compagne, le projet était devenu aussi populaire que la barbe à papa et prenait une ampleur qui promettait de dépasser les frontières. Les écoles aussi avaient suivi : mais oui, fallait les occuper intelligemment tous ces gamins qui n’en faisaient qu’à leur tête ; en avant pour le mercredi, ils iraient en rangs serrés, deux par deux, un enfant-un robot, décrotter le pavé !
Quant à la vieille dame aux bigoudis qu’Hector avait repérée depuis quelques jours, celle-là même qui se tenait dans l’encadrement de sa fenêtre et qui donnait du pain aux pigeons …
Peut-être bien, oui, peut-être bien les rejoindrait-elle un jour dans cette folle entreprise. Elle ressemblait tant à sa mère…
FIN