Il ne s’est rien passé

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L’année dernière, une ancienne compagne de classe me fit l’amitié de me prier d’écrire son histoire. L’aventure se révéla chargée d’émotions pour elle comme pour moi.

La forme? Un roman court, intense, où la fiction joue avec la réalité.

Le fond? Une trame sincère sans aucun fard, calquée sur une aquarelle peinte par l’héroïne: un chemin neigeux semé d’embuches, pareil à la vie qu’elle a endurée. En haut du chemin, il y a heureusement un soleil pâle, mais bien présent.

Si ce roman édité chez Hello Editions est dédié “aux soignants de l’âme”, mon amie offre son tableau à tous ceux qui chutent et peinent à se relever: il ne s’est donc rien passé? Mais si! bien sûr…

Pages 42-43:

Un matin, le miroir de ma chambre me renvoie une image
que je n’aime pas : j’ai pris quelques kilos, il faudra que je
fasse attention, je suis une trop bonne vivante sans doute.
Quelques jours plus tard, une copine me regarde entre deux
cours :
— Tu es enceinte, toi.
— Mais non ! J’ai grossi, c’est tout. Je mange trop.
Là, je commence à stresser. Pourtant cette prise de sang
était normale… Peut-être une grossesse ne se détecte-t-elle
pas à la prise de sang ? Je prends seule un rendez-vous chez
un gynécologue et le verdict est sans appel :
— Vous êtes enceinte de quatre mois et demi.
— Impossible !
— Cessez ce déni ! L’enfant est là. Écoutez son cœur.
J’entends un galop effréné, je me bouche les oreilles.
Comment se peut-il que je ne me sois doutée de rien ? Je
ne suis pas une demeurée ! Cette étincelle de vie a grandi en
moi depuis des semaines !
— Cessez ce déni !
Je répète cette exclamation en me rhabillant, en réglant
les honoraires, en quittant le cabinet. Je me rassieds dans la
salle d’attente, les murs tanguent.
Déni. Déni.
Deux syllabes. Je ne voulais pas savoir, c’est tout.
Aujourd’hui, je sais.
Je me relève et je claque la porte. Trop fort. J’en sursaute.
Je suis une autre, je ne suis plus une fille, mais une femme que
je ne connais pas. Je marche mécaniquement.
À un moment, un pont enjambe le fleuve gris. Je
contemple longtemps les eaux tourmentées. Sauter ? Que
ressent-on quand on saute de si haut ? Combien de temps cela
dure-t-il avant de toucher l’eau ? Une seconde ? Deux ? À
mon avis, on ne sent rien, on est tétanisé. Après, l’étau doit
être glacial. Je regarde encore : le fleuve file, je ne résisterai
pas très longtemps au courant qui m’engloutira.
J’avale ma salive avec difficulté. Je broie mon cœur que je
sens battre très vite dans ma poitrine. Je suis vivante et j’aime
ça. Et j’héberge une autre vie. Je l’ai entendu ! Entraîner cet
enfant dans la mort ? La lui imposer ? En ai-je le droit ? J’ai
basculé dans l’âge adulte depuis une heure. Fini de rire.

Pages 47-48-49:

Je suis exilée à deux cents kilomètres de chez moi.
Je suis logée aux cloîtres Saint-Vincent tenus par des
rédemptoristes.
Tiens donc.
Une splendide collégiale se trouve à côté : j’assiste
fréquemment à la messe. Voilà qu’à nouveau je réside dans
des bâtiments anciens. Ceux-ci sont même qualifiés
d’historiques, mais le charme n’opère pas : une prison n’a pas
de charme.
Et pourtant, les murs sont érigés avec une belle brique
rouge, la pierre bleue souligne les arêtes des fenêtres et des
portes, l’ensemble est classé. Mais on entre par une impasse
pavée de gros moellons gris.
Impasse… On ne passe pas. On n’espère pas.
Dans ma cellule, un lit, une armoire, une table, un évier.
C’est tout. Commodités dans le couloir. Heureusement, il ne
fait plus froid, on est fin mai. Je n’ai aucune nouvelle de ma
famille. Tout le monde se tait, mes frères et ma sœur restent
muets. Aucun coup de fil, rien : sans doute cela leur est-il
interdit.
Je m’occupe comme je peux : il y a une machine à écrire
sur la table qui me sert de bureau et je dactylographie des
cours pour mon père. Il est encore parvenu à me demander ça.
Et à ce que j’obéisse. Quand il est venu me déposer ici, il a
accroché un petit panneau au pied de mon lit : « Je
maintiendrai », a-t-il écrit.
Je maintiens.
Moi, la rebelle, je me soumets.
J’assume mon erreur en responsable, comme on me l’a
toujours appris : je vais donner l’enfant que je porte à un père
et une mère. Je ne vaux vraiment rien et je dois donc faire ce
qu’on me dit. Tous les jours, je remercie mes parents de
m’avoir offert la possibilité de donner un avenir décent à mon
enfant.
Mais je lui parle à cet enfant. Le soir, dans mon lit, entre
les crises de larmes qui éclatent sans prévenir, je lui parle de
la gelée de groseilles, des promenades jusqu’au puits ou du
jeu de cartes. Mes grands-parents ne sont plus là pour m’aider.
Auraient-ils intercédé auprès de mon père ? Sûrement pas !
Des grands-parents qui défendent une pécheresse face à ses
parents, c’est inconcevable dans une famille catholique.
Je me revois sur les genoux de mon grand-père : je me
refuse à évoquer l’histoire de Moneuse, elle ferait peur à un
tout petit, mais j’en invente d’autres, plus douces. Cela
m’apaise. Mon bébé bouge dans mon ventre. J’ai appris à le
guetter. Me répond-il ? Je lui explique que nous serons bientôt
séparés, parce que j’agis pour son bien…

Pages 61-62:

Le faux ami-alcool se mue en un ennemi implacable et,
hélas, je n’existe plus que pour lui. Je le cherche dès le matin
et j’attends l’heure du premier apéritif en piaffant
silencieusement. C’est parti pour la journée.
Quand la nuit arrive, je m’écroule ; c’est normal de
m’écrouler, j’en ai bien le droit.
— Maman est fatiguée.
Que de fois ai-je entendu cette phrase prononcée par
Bernard ou par mes propres enfants ! Lui, il n’est pas fatigué :
il est raisonnable, paraît-il. En fait il boit beaucoup, mais cela
ne se voit pas.
On ne parle pas de ça.
On me prie de me soigner, on décide de m’envoyer en
cure, d’abord dans une lointaine clinique chic pour que cela
ne se sache pas.
Me voici de nouveau cachée.
Au secret.
— Cela va aller, ils vont te guérir, dans un mois on n’en
parle plus, hein, Sophie ? Il suffit d’un peu de volonté, que
diable.
Mes parents s’y mettent.
La sortie de la clinique est catastrophique.
Me voilà dans un cycle infernal : je suis habitée par une
femme qui carbure au vin blanc. Les cures se succèdent. Je
me passe facilement de mon poison pendant huit jours, car je
suis protégée et soignée : mon corps et ma tête sont tout
propres, mais lorsque je sors de cure, je suis seule pour
affronter le monde, ses sollicitations, ses tentations. Je suis
seule devant les magasins qui regorgent d’alcools en tout
genre. Je suis seule devant une famille pleine de sollicitude
qui boit « à ma santé » …

Le texte se referme sur une note d’espoir soufflée par une volonté et une résilience qui forcent l’admiration:

Pages 110-111:

Raconter mon chemin n’a pas été facile. J’ai dû descendre
dans les eaux troubles de ma mémoire, faire revivre des
souvenirs maculés. C’était le prix à payer pour parler vrai.
Mon histoire m’appartient, à moi, Sophie : c’est moi qui signe
ce tableau.
Je vous le dédie. Il est pour vous. Pour vous qui vous êtes
dit ce matin encore : « Un petit verre, ça ne peut pas faire de
mal ! », ou : « Ma vie est moche, autant en finir ! », ou :
« C’est trop injuste, je n’en peux plus ! ».
Mais si, vous pouvez ! Un pied devant l’autre. Parfois, un
demi-pied fait la différence.
Vous pouvez.
Vous pouvez d’abord écouter le vent dans les branches,
puis un oiseau au loin. Vous pouvez humer le parfum de la
giroflée. Vous pouvez vous extasier devant un sommet
enneigé. C’est le début de la différence. Après, vous
marcherez prudemment. Attention aux cailloux, ils peuvent
faire tomber, mais vous vous habituerez à les éviter. Marchez
lentement, un pied devant l’autre, il n’y a pas d’autre façon de
marcher. Petit à petit, vous réaliserez que vous avez fait un
bout de chemin, un bout de route, puis enfin tout un voyage.
Et vous pourrez dire : « Moi ? Je vais mieux. Je vais même
bien. »
Ce tableau vous donnera-t-il un espoir ? C’est mon
souhait.
Sous ma frange, je peux vous dire que je suis heureuse.
Il ne s’est donc réellement rien passé ?
Mais si, bien sûr.

Merci Sophie.

 

 

 

 

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