CHAPITRE 1
Gabrielle retrouve avec bonheur l’appartement vaste et lumineux qu’elle partage avec Solange. Lorsqu’elle l’a quitté, voici deux jours, pour se rendre à la clinique, tout était prêt pour accueillir le bébé. Une chambre aux murs vert tendre, un berceau habillé de blanc, une armoire et une commode du même ton, un cheval à bascule, « Mieux vaut être prévoyant, un enfant grandit tellement vite » avait déclaré Gabrielle, et un coffre à jouet plein à craquer. Ne manquait plus, dans cet univers, que le nouvel arrivant. Le nouvel arrivant fut une nouvelle arrivante. Une petite chose fragile à la peau transparente, aux épais cheveux noirs et aux yeux d’une couleur indéfinissable, curieux mélange de noisette et de paillettes dorées.
Le jour où elle avait appris qu’elle était bien enceinte, Gabrielle avait décidé de ne pas chercher à connaître le sexe de l’enfant. Dans son for intérieur, elle priait pour que ce fût un garçon, même si elle répétait – à juste titre – qu’elle prendrait ce qui viendrait. Elle avait aussi arrêté les prénoms : Archibald… et Abigaïl en cas de. Un choix qui avait fait bondir sa mère et provoqué chez ses amis et ses collègues un étonnement non feint. Explication de l’intéressée :
– Je ne tiens pas à ce que mon enfant entre dans les statistiques de l’INSEE et se retrouve en classe avec au moins trois gamins ou gamines qui porteront le même prénom que lui ou elle. La mode et l’effet de masse, merci bien !
– Rassure-toi, avait déclaré Lisette, sa mère, il ne risque rien de ce côté-là. Mais réfléchis bien avant de l’affubler d’un prénom pareil, parce qu’il le portera toute sa vie. « Sauf s’il a ton caractère et décide d’en changer, arrivé à l’âge adulte », avait-elle pensé sans oser le dire.
Gabrielle avait persisté dans son choix et l’avenir allait lui donner raison. Abigaïl ne serait pas une petite fille ordinaire et elle porterait magistralement ce prénom original. Trois jours après la naissance de sa fille, Gabrielle était allée la déclarer à la mairie de Cannes. L’employé de l’état civil n’avait émis aucune réserve, ajoutant même :
– C’est la première fois de ma carrière que j’enregistre une petite Abigaïl. C’est son papa ou sa maman qui a choisi ? avait-il ajouté en se penchant par-dessus son bureau pour tenter de découvrir la nouvelle-née.
– Il n’y a pas de papa, avait coupé Gabrielle, mettant ainsi finaux supputations du curieux.
En fait, il y avait bien un géniteur –comment faire sans ? – sélectionné avec soin par Gabrielle. Pour cette jeune femme de vingt-neuf ans, créative dans l’une des plus grandes agences de publicité de la région, pas question de sentiments uniquement. Indépendante, intellectuellement et financièrement, un brin révoltée et très féministe, elle avait décidé de mener sa vie comme une campagne publicitaire, avec un slogan simple et efficace, « Moi d’abord ». Et à vingt-huit ans, Gabrielle avait voulu un enfant. Surtout pas une vie de famille conventionnelle, avec mari, maison et toute la panoplie. Juste un enfant. Un garçon de préférence. Elle avait alors joué les chasseurs de tête. Et listé consciencieusement tous les mâles consommables de son entourage, proche ou plus lointain. Mariés, de préférence. Intelligents, au physique avantageux, avec une bonne dose d’humour. Trop typés s’abstenir ; elle ne voulait surtout pas que le père puisse se douter de quoi que ce soit et tomber un jour en arrêt devant son clone en miniature. Aussi horrible que cela puisse paraître, elle avait sélectionné le père de son enfant comme on choisit une pièce de bœuf à rôtir. Mais de cette pratique qu’elle jugeait avant-gardiste, elle ne s’était ouverte à personne. Sa mère la devinait, Solange l’envisageait.
Solange, l’antithèse de Gabrielle, amie d’enfance et confidente qui ne se permettait jamais d’émettre un jugement hâtif ; elle connaissait sans doute mieux Gabrielle que cette dernière ne se connaîtrait jamais. Elle savait que sous l’armure de la superwoman sans états d’âme se cachait en fait une grande sensible, terrorisée à l‘idée de ne pas réussir et de souffrir.
Solange, elle, n’aurait pas de descendance, à moins d’adopter. Au grand dam de ses parents. Elle aimait Martine depuis dix ans et entretenait avec elle une relation suivie, ponctuée de petites disputes et de grandes réconciliations. D’où les appartements séparés, les invitations de l’une ou l’autre à passer la soirée et la nuit en invitée. Un mode de vie assez peu conventionnel, quoique… « Combien d’hommes et de femmes mariés ont une double vie qui les conduit très régulièrement hors de leur lit officiel ? » Gabrielle approuvait totalement Solange et passait avec elle et Martine des moments empreints de sincérité. Qu’elles rient comme des folles ou qu’elles abordent des sujets plus sérieux, rien ne sonnait jamais faux. Parce qu’entre elles, l’hypocrisie était bannie. Au détriment parfois de la douceur. On se disait ce que l’on avait sur le cœur, pour le meilleur et aussi pour le pire.
Le pire avait été évité lors de la conception d’Abigaïl. Martine ne s’était pas gênée pour traiter Gabrielle d’égoïste forcenée et pour prôner les valeurs familiales traditionnelles. Ce à quoi Gabrielle avait rétorqué : « Famille, travail, patrie, merci bien ! Et toi, dis-moi si je me trompe, tu n’entres pas non plus dans le moule parfait dans lequel tu aimerais mettre les autres ? Je ne savais pas que l’homosexualité amenait à la procréation ! » Ajoutant, avec son humour tout personnel :
– Remarque, je ne sais pas tout.
Martine était restée d’un calme olympien.
– J’ai choisi un mode de vie hors norme, qui nous convient, à Solange et à moi. Mais nous n’obligeons personne à le subir. Contrairement à toi. Tu fais un enfant pour te faire plaisir, tu choisis un père pour son QI et son physique. Mais tu le prives de son enfant et tu prives le bébé de son père. Je dirais même mieux : tu prives ce mec du choix d’avoir ou non un enfant, ce qui me semble encore pire. Mais ma grande, tu te prends pour Dieu, à décider comme ça de la vie des uns et des autres ?! Je te plains. Parce qu’un jour, ce n’est pas Dieu qui te demandera des comptes, ce sera ton fils. Ou ta fille, parce que là, tu ne pourras pas choisir ! Tu feras comme les autres, tu prendras ce qui vient.
Solange n’avait pas ouvert la bouche. Martine et Gabrielle connaissaient son point de vue. Chacune avait le droit de s’exprimer, ou non. Là, pourtant, la tension s’était installée dans l’appartement. A bout d’arguments – Martine démontait tout au fur et à mesure – Gabrielle avait lâchée :
– De toute façon, je suis le programme, c’est moi qui l’ai établi et s’il me convient, il peut convenir aux autres.
– Méfie-toi qu’un jour, l’ordinateur t’ayant servi à programmer ta vie ne t’explose pas au visage !
CHAPITRE 2
Abigaïl était née le quatre mars 1990. A vingt-trois heures cinquante-neuf exactement. Cinq jours plus tard, Gabrielle était assise à son bureau, devant son patron, à demi-étonné seulement.
Il connaissait son employée, son talent, son sérieux, et il avait beaucoup de mal à l’imaginer mère au foyer. Mère aussi d’ailleurs. Workaholic, Gabrielle avait en outre une imagination débordante et elle savait se montrer une meneuse d’hommes hors pair. L’esprit d’équipe ne lui faisait pas défaut, à condition qu’elle tienne les rênes de l’attelage et dirige le convoi. Son problème était là : elle supportait mal toute autorité. Et cela, Edouard Di Mercurio l’avait senti le jour où il l’avait reçue pour son premier entretien d’embauche. Cette fille en voulait et saurait se donner les moyens d’arriver à son but. Menton haut, regard franc, elle était sexy sans jamais être vulgaire, connaissait ses atouts et ses faiblesses et en jouait intelligemment.
Ce qui l’épatait peut-être le plus chez elle, c’était cette faculté qu’elle avait à déjouer les questions embarrassantes, à faire rebondir son interlocuteur sur sa propre personne et à mener la discussion de bout en bout, sans en avoir l’air. Aujourd’hui donc, cinq ans jours pour jour après avoir signé son contrat d’embauche, Edouard buvait un café avec Gabrielle. Avec elle, aucune ambiguïté, jamais. Ils entretenaient des relations professionnelles saines et constructives, basées sur une admiration et une confiance mutuelles. Loin d’être un handicap ou un frein à son ascension, on aurait dit que la grossesse de Gabrielle avait multiplié – voire décuplé – ses facultés de concentration et son efficacité légendaire. D’ailleurs, à l’agence, personne ne la traitait comme une femme enceinte. Ni comme une femme tout court. Cette créature-là semblait androgyne. Les seules remarques sur son état concernaient l’avenir du bébé. Un souci qui n’effleurait jamais l’esprit de la première intéressée. « Un enfant s’adapte », c’était son slogan favori.
Edouard Di Mercurio demandait régulièrement des nouvelles d’Abigaïl à Gabrielle. Qui, aussi bizarre que cela puisse paraître, donnait volontiers des détails sur sa fille, décrivant ses progrès comme un chercheur ferait le point sur ses expériences en cours. Loin de s’en formaliser, Edouard arrivait parfois à percer, sous le ton quasi scientifique de son employée, des sentiments maternels.
Alors qu’il remuait consciencieusement le sucre de son café, l’homme aborda le prochain gros budget de l’agence. La campagne de l’une des plus importantes chaînes d’hôtels françaises. Equinoxe avait gagné l’appel d’offres du Groupe ICorp et le chef de ce projet ne pouvait être que Gabrielle Duvauchel. A l’inverse de sa vie privée, Gabrielle faisait preuve d’un enthousiasme communicatif dans son milieu professionnel. L’annonce d’Edouard la ravit. Tout. Il fallait tout revoir. L’image vieillissante du Groupe (qui venait d’être reboosté à grands renforts de capitaux américains), la communication, la PLV…
– Ils ont mis le prix et se montreront très exigeants. Je veux les meilleurs dans chaque secteur. Je vous donne carte blanche. En contrepartie, je ne tolèrerai aucun faux pas. Et je vous tiendrai pour personnellement responsable du moindre couac. Réfléchissez avant de me donner votre réponse.
Ce à quoi Gabrielle avait répliqué :
– C’est tout réfléchi. J’accepte.
Elle imaginait déjà la tête de Lesueur lorsqu’il apprendrait le choix de Di Mercurio. Jérôme Lesueur, le laborieux, l’assidu sans envergure, le besogneux dépourvu d’idées. Lesueur qui la regardait toujours comme s’il voyait une extra-terrestre. Lesueur qui la jalousait et l’admirait en même temps. Les mauvaises langues prétendaient qu’il était amoureux d’elle. Gabrielle s’en moquait. Pour elle, il représentait si peu… Jérôme Lesueur, c’était un mannequin sans sexe ni esprit, un pur produit marketing qui portait des vêtements à la mode, s’exprimait avec des mots tendance, fréquentait les lieux branchés, et entre deux repas bio, s’encanaillait dans des soirées bien arrosées. Parce que cela le faisait. Avec un tel passif, il avait autant de chance de lui plaire qu’un steak de tenter un végétarien.
CHAPITRE 3
Il fait une chaleur étouffante en ce six juin dans le petit cimetière de la Bollène-Vésubie. Les portes ont été laissées ouvertes ; l’espace ne peut contenir tout le monde. Lisette est entrée la première, Abigaïl à ses côtés. A six ans, la fillette a tenu à assister aux obsèques de sa mère. Et Lisette, qui lui a répété depuis sa naissance que « la mort fait partie de la vie », que « tout ce qui est né doit mourir », n’a pas trouvé d’arguments convaincants pour l’empêcher d’être là. La foule est jeune et recueillie. Comme sous le choc. Rupture d’anévrisme a noté le médecin sur le certificat de décès. Il a fallu l’expliquer à Abigaïl. C’est Solange, sa marraine de cœur, qui l’a fait. Avec beaucoup de délicatesse, elle a aussi dit à la petite fille que sa maman la verrait et l’entendrait toujours. Mais que personne ne pouvait affirmer que le ciel existait. Gabrielle n’y croyait pas et ne se gênait pas pour parler de balivernes.
– Alors elle me voit d’où ?
– De là où elle est. Et surtout du cœur des gens qui l’aimait. Elle est un peu en chacun de nous tu sais, et tant que nous parlerons d’elle, elle sera vivante, en quelque sorte. On ne la voit pas, mais on la sent.
A ce moment précis, Abigaïl la sent. Elle imagine les commentaires de sa mère sur chacun des participants à la cérémonie. Et sur la cérémonie elle-même. « Heureusement qu’il n’y a pas de curé ! Les litanies, c’est pas mon truc. Merci maman de m’avoir épargné ça ! » Jérôme Lesueur : « Il a gagné, provisoirement ; enfin il le croit. La place est libre, mais Edouard ne la lui donnera pas. » Edouard Di Mercurio : « Il perd son meilleur élément, toute modestie mise à part. Et il va regretter nos discussions à bâtons rompus autour d’une tasse de café. Je suis sûre qu’il continuera à prendre de tes nouvelles ma chérie. » Solange bien sûr : « Inconsolable Solange. Elle va se sentir un peu responsable de toi et secondera Lisette. Elle jouera bien son rôle de marraine, je n’ai aucun doute là-dessus. » Martine inévitablement : « Mes coups de gueule vont lui manquer ! Les siens me manquent déjà. Elle va dire encore davantage que cela ne vaut pas le coup de se faire chier quand la vie est tellement courte ! » Et puis tous les autres : « les envieux, ceux qui m’aimaient bien, ceux qui me connaissaient à peine mais se sentiront obligés de faire comme si nous étions des intimes. » Abigaïl en arrive même à sentir la main de Gabrielle sur son épaule lorsque les employés des pompes funèbres laissent glisser le cercueil dans la tombe. A ce moment-là, elle lève les yeux vers sa grand-mère. Le visage de Lisette est blanc, lisse et impénétrable. Sa grand-mère n’est pas là. Son enveloppe oui, pas elle. « Comme c’est bizarre », pense Abigaïl, « Mamie est là sans être là et maman n’est pas là tout en étant là. »
L’enfant sait déjà qu’elle gardera cette réflexion pour elle. Pour ne pas faire de peine à Lisette, à Solange, à Martine… Ce six juin, Abigaïl a l’impression d’être devenue adulte avant l’heure. En regardant le cercueil de Gabrielle, les photos de son grand-père Léon et de ses arrière-grands-parents sur la tête du caveau, elle réalise qu’elle reste seule avec Lisette. Et une peur soudaine l’envahit. Quel âge a Lisette ? Va-t-elle mourir bientôt ? Et qui s’occupera d’elle en cas de malheur ? « Je demanderai à Solange », pense-t-elle. Pour l’heure, le cercueil de Gabrielle est au fond du trou et les cordes remontent lentement en cognant le bois et le ciment. La cloche de l’église sonne quatre heures au moment où Abigaïl et Lisette sortent du cimetière. Abigaïl a l’impression que la main de sa mère n’a pas quitté son épaule.