À l’entrée du cimetière, du promontoire qui surplombait la cour du charbonnage, devant sa haute grille, des gendarmes en nombre, coiffés de képis haut-de-forme, étaient en faction. Au bout d’une esplanade pavée, immense, une fumée épaisse se dégageait du puits et montait vers nous. Maman me tenait par la main. Elle la serrait si fort que j’en souffrais. Dans mon souvenir, nous étions seuls. J’avais quatre ans depuis un mois, seulement quatre ans, mais j’avais conscience que le moment était grave et je ne posai pas la moindre question ni ne me plaignis que ma mère m’écrasât les phalanges. Mirella observait les femmes qui faisaient face aux forces de l’ordre. Sans doute les connaissait-elle toutes par leurs prénoms. Elle aurait pu être du nombre, devait-elle penser. Les lèvres de maman tremblaient. Elle les cachait de temps en temps en y apposant ses mains à moitié jointes et soupirait dedans. Elle se retenait de pleurer ou de crier ‒ peut-être pour me préserver, que le tragique de la vie n’entre pas déjà dans la tête et le corps de son petit ‒, mais tout son être trépidait de se contenir. Tout ça, elle me le transmettait par la main et je comprenais.
Ce soir-là, je vis mon père pleurer. Ce fut la seule et unique fois. Il rentra soûl et demeura un bon moment debout appuyé contre le mur dès la porte franchie comme s’il avait honte d’entrer. Tout à coup, il se mit à sangloter, à se lamenter. Rien ne pouvait l’apaiser, pas même, ne sachant comment le consoler, le bain que lui fit prendre maman au milieu de la cuisine dans le tub en zinc. Elle eut beau lui parler calmement, le raisonner, rien n’y fit. Il pleurait encore quand le sommeil s’empara de moi, bien plus tard. « Mo mo mo morts commmm des rats ! Coincés dans le trou ! », ne cessait-il de bégayer. Je vois encore son corps nu affalé dans la bassine, haché de mille éraflures violettes. Une mèche de cheveux trempée, lourde, cachait ses yeux. Il ne faisait rien pour l’ôter de sa vue, comme il ne fit rien pour fermer sa bouche dont la mâchoire inférieure pendait lamentablement. Je le trouvai laid, effrayant, pitoyable. Il me fallut des années pour comprendre.
Extrait de “Comme un tango”, roman, éditions Traverse, Bruxelles, 2018.