À quelques semaines des fêtes, un salon littéraire m’offre l’occasion de rencontrer quatre dames. L’une d’elles, surprise, partage la même maison d’édition que moi. Les échanges fusent, on parle de tout et de beaucoup, et me voilà en train de griffonner une dédicace, une carte de visite en main, un numéro WhatsApp échangé… et une promesse : participer à la répétition de leur chorale anglophone, The Loire Valley Voices. Un chœur joyeux, composé de Britanniques et de Français qui aiment les Britanniques (et leurs bonnets à l’anglaise).Ce jeudi soir, par un froid mordant, j’approche de la salle des fêtes de Fontevraud. À peine éclairée, je crois m’être trompée de lieu. Prête à rebrousser chemin, je reconnais soudain une silhouette familière : cette lectrice qui avait découvert ma plume. Je sors de ma voiture, un peu inquiète de gêner. Mais très vite, la salle se remplit, se réchauffe de rires et de voix. Des moustaches blanches appartiennent aux ténors, des dames souriantes coiffées de bonnets anglais me saluent. “Ta voix me laisse penser que tu seras soprano”, lance l’une. “Oh non, plutôt grave”, rétorque une autre. Moi, je réponds : “Je ne suis pas venue chanter, mais vous écouter.” Et à leurs regards amusés… j’ai commencé à m’inquiéter.
Dorothy Herd Smith, mon héroïne, aurait-elle soufflé à mon oreille d’incarner son personnage ? Car moi, je ne suis pas Anglaise, mais un peu étrangère dans cette région d’adoption. La solitude me pesait depuis que j’ai quitté l’enseignement, alors j’ai dit oui… trop vite. “Je chante comme une casserole”, leur ai-je avoué aussitôt. Mais entre nous, qui a déjà entendu une casserole chanter ?
Dans mon dernier roman, mon Anglaise débarque dans un village où elle découvre, avec la curiosité d’une exploratrice, ses nouvelles amies, ses ennemis probables, et tout un parfum de suspense qui flotte comme une odeur de pudding oublié au four. Mais rappelons le : c’est de la fiction. Et quand on est auteur – qu’on soit célèbre ou pas – on invente pour inventer. On rit, on pleure, on s’énerve sur un mot qu’on veut absolument glisser dans l’intrigue, comme si ce mot était la clé de voûte du drame. Puis, une fois le manuscrit terminé, on passe le relais à l’éditeur… et là, le plat mijote. Pas une dinde de Noël, mais bien un roman qui nous a dévoré plusieurs mois de vie.
Le prof arrive, bonnet rivé sur le crâne, tenue décontractée, la petite quarantaine, un large sourire aux lèvres. Il nous propose des échauffements qui ressemblent étrangement à ceux que j’avais faits le matin au tennis. Mince… j’ai oublié ma raquette !Il nous invite à suivre les exercices, qui m’amusent beaucoup au début – un peu comme une parodie de gymnastique douce. Mais très vite, je comprends leur utilité : nous allons rester debout plus de deux heures, en extension sur les pieds, les bras en mouvement selon les chansons. Autant dire qu’il vaut mieux préparer la machine avant de lancer le concert.
On me présente à plusieurs reprises et, d’un air entendu, il me sourit et me souhaite la bienvenue. “Soprano, alto ?” Qu’est-ce que j’en sais ? Ma douche n’a jamais confirmé ma tessiture de voix. J’ai bien compris : je ne suis pas là pour écouter, mais pour chanter. On commence sur “Skyfall”… James Bond ne m’aurait pas fait les yeux doux. J’hésite sur les notes aiguës mais je tiens à ma réputation de pugnacité. Très vite, on passe à “Jingle Bells” – spectacle de fin d’année oblige – mais avec des variantes jazzy que je ne connaissais pas. Ma voix déraille, je baisse la note, plus grave, et je lève timidement la main : “Je ne suis pas à l’aise dans les aigus.” Les moustaches des ténors se relèvent aussitôt : “Serais-tu une des nôtres ?”
Promis, quand je me laisserai pousser la barbe, je vous rejoins… mais pour l’instant, je pense être entre les deux. Le prof me demande une dernière fois : “C’est ton ressenti Nathalie?” — “Un ressenti puissant”, lui rétorquai je sans une lueur d’hésitation.
Je n’ai pas encore dit oui au prof… mais mon regard semble déjà murmurer : “Why not singing with all of you?”. Et me voilà sur l’autre rive. À ce moment-là, un groupe d’Anglaises me glisse à l’oreille l’astuce du soir : “Quand tu viendras au concert, on te fera boire quelques bulles… et là, ta voix va décoller !”
Ce jeudi soir, j’ai eu le fort sentiment d’être un peu dans la peau de Dorothy Herd Smith. Pas Anglaise, mais étrangère dans ma nouvelle région d’adoption, je me suis retrouvée à chanter faux, à rire vrai, et à sentir que la fiction rejoignait la réalité. Et finalement, qu’importe la tessiture : l’essentiel était de trouver ma place dans cette joyeuse cacophonie. C’est comme si j’avais écrit une page de mon histoire, dans ce livre que j’avais offert aux autres… sans imaginer qu’il contiendrait aussi un petit bout de la mienne.
inspiré de mon roman intitulé Le Pacte de nos Mensonges. Quand la fiction rejoint la réalité.

