“Le jour où ma vie a changé”, un recueil signé par le Collectif Les Audacieuses

Chloé n'aurait jamais fait ça

Le jour où ma vie a changé, un recueil de nouvelles inspirantes signé par le Collectif Les Audacieuses, auquel j’ai le plaisir de participer, paraitra le 14 novembre.

Des histoires de résilience, de rencontres et de prises de conscience qui marquent à jamais et changent le cours d’une vie… Parce qu’un jour, parfois, tout change.

Les bénéfices seront intégralement reversés à l’action « Compagnie littéraire solidaire » portée par L’Atelier des Mots 19, pour offrir à des seniors isolés une présence humaine et littéraire à domicile.

Voici un extrait de ma nouvelle « Chloé n’aurait jamais fait ça ».

 

 

Je repoussai la porte bleue de la modeste maison blanche de mère-grand et me dirigeai vers le port. Les bateaux de plaisance tanguaient doucement sur l’eau calme de la petite rade bretonne, appelant à la méditation. Seuls quelques marins levaient l’ancre à cette heure matinale, mais les vacanciers étaient encore au lit.

Je m’assis sur le quai et laissai pendre mes jambes dans le vide. Comme autrefois. Il ne faisait pas froid, mais par réflexe, je serrai mon ciré contre moi. Là-bas, au loin vers le large, le ciel gris et lourd semblait s’envoler, créant une trouée vers un morceau d’azur.

Un soupir passa mes lèvres malgré moi. J’aurais dû retourner à la maison aider mes parents, mais je n’en avais pas le courage et je restai assise, comme happée par l’horizon. Une voix douce résonna dans ma tête : « Ta tante Chloé n’aurait jamais fait ça. » Oui, mère-grand, je sais. Mais je suis trop triste. J’ai juste besoin de deux minutes…

Je sortis mon téléphone et cadrai la proue rouge et bleue écaillée d’un vieux bateau de pêche.

— Hey ! Chloé ? Ça alors, une revenante !

Je sursautai. Une silhouette effaça le ciel pour s’imposer à mes yeux.

— Une revenante ? m’exclamai-je en bondissant sur mes pieds. C’est toi, le revenant ! Je passe tous mes étés à Lesconil depuis… toujours ! Alors que toi…

— C’est vrai, c’est la première fois que je reviens depuis wouah… au moins dix ans !

Nous éclatâmes de rire. Après cette entrée en matière énergique, Ronan semblait tout à coup décontenancé, comme si le temps passé donnait la mesure de notre éloignement. Nous avions changé, c’est vrai. Le gamin dégingandé à la dentition de travers et à la maladresse légendaire s’était transformé en jeune homme dont même le short élimé et le polo mal repassé ne parvenaient pas à atténuer une forme d’élégance naturelle. Il se pencha vers moi pour me claquer trois bises.

— Alors, mademoiselle la petite fille modèle, que fais-tu dans le coin ?

Je faillis protester, mais renonçai. C’est comme ça qu’on me surnommait quand j’étais gamine.

— Ma grand-mère est décédée, on vide la maison.

— Oh… Mère-grand !

Je décelai un soupçon d’ironie dans sa voix. Oui, mère-grand. C’est ainsi que ma grand-mère souhaitait que je l’appelle. Il est vrai que ce n’était pas très joli et un brin désuet, mais je ne m’étais jamais posé de questions. C’était mère-grand, c’était comme ça, ça avait toujours été comme ça.

— Alors tu as le droit d’aller à la plage, maintenant ?

— Je…

En réalité, j’avais toujours eu le droit. Seulement… « Chloé n’aurait jamais fait ça. » Tante Chloé serait restée assise auprès de mère-grand à regarder le ballet sans fin des bateaux. Alors je restais avec mère-grand sur le port. Une fois, j’avais suivi les autres gamins du bourg jusqu’à la plage. Nous avions beaucoup ri. Mère-grand m’avait retrouvée trempée, couverte d’une montagne d’algues vertes en guise de perruque. Elle ne m’avait pas grondée, elle avait juste pris un air si triste et si profondément inquiet pour dire : « Ta tante Chloé n’aurait jamais fait ça » que j’avais décidé que je ferais toujours tout comme tante Chloé aurait fait.

 

Je n’avais jamais connu ma tante Chloé. Elle était morte dans un accident de voiture l’année de ses dix-huit ans. À y réfléchir, je ne savais rien d’elle. Hormis tout ce que j’avais pu deviner en creux du « Chloé n’aurait jamais fait ça ». J’en avais déduit que Tante Chloé était parfaite puisqu’elle n’aurait jamais fait de bêtises. Tante Chloé méritait d’être aimée puisque mère-grand vénérait son souvenir. J’en avais conclu que si je voulais être aimée autant qu’elle, moi dont je portais le prénom, il fallait que je fasse tout comme elle aurait fait.

Sauf que mère-grand n’était plus là.

 

— Hé ! Chloé ? Tu rêves ?

Je secouai la tête. Cette fameuse rêverie à laquelle tante Chloé n’aurait jamais succombé m’avait déjà joué bien des tours. À l’école et jusqu’à la fin de mes études. J’avais même pris l’habitude de pincer la peau de ma main entre le pouce et l’index pour m’interdire d’y plonger.

— Excuse-moi. Qu’est-ce que tu deviens ?

— Je fais un road trip avec des amis. Pour le moment, on est bloqués ici, notre voiture est tombée en rade. J’en profite pour chercher l’inspiration…

— L’inspiration ?

— Je suis graphiste pour l’alimentaire et peintre pour le plaisir.

— Félicitations !

— Merci. Je commence à vendre un petit peu, je suis content.

— Tu vends ?

J’ouvris de grands yeux. Il me paraissait hautement improbable qu’on puisse vivre de son art. Quand, au lycée, j’avais émis l’idée de m’orienter vers la photographie, mes parents m’avaient regardée avec un air aussi effaré que si j’avais proposé de me jeter sous un train. Et mère-grand avait clos la conversation d’un « Chloé n’aurait jamais fait ça » qui lui avait valu un sourire immensément reconnaissant de la part de mes parents.

Ronan sortit son téléphone portable et fit défiler son compte Instagram sous mes yeux. On y découvrait un patchwork de petites aquarelles aux couleurs très contrastées, des paysages où tout à coup, un détail inattendu faisait basculer le réel vers la poésie.

— Et toi, tu fais quoi ? continua-t-il tandis que je me plongeai dans la contemplation d’un tableau où la mer virait peu à peu au rose.

— Je viens de terminer mon master de droit. Je souffle un peu avant de chercher du boulot… Et puis mère-grand est décédée, je n’ai pas trop la tête à ça…

— Du droit ? commenta-t-il sobrement avant d’ajouter d’un ton qui me parut dubitatif : c’est bien, ça mène à tout.

À tout ou à rien, pensais-je en mon for intérieur. Devant les tableaux de Ronan si remplis de fantaisie, je mesurais à quel point j’avais pu m’ennuyer pendant mes études. Seule la pensée que « Chloé n’aurait jamais fait ça » m’avait empêchée de divaguer pendant les cours interminables de droit constitutionnel ou de droit des affaires. Mais la simple idée de passer ma vie à manier des articles de loi me paralysait.

— En tout cas, tu as le sens du cadrage et de la composition, continua Ronan en plaçant ses mains comme une fenêtre, exactement là où je m’étais installée pour prendre ma photo.

Je cachai mon téléphone dans ma poche.

— Ne te moque pas…

Retour en haut