Frankenstein ou le Prométhée moderne (1818) de Mary Shelley, est considéré comme le premier roman de science fiction mais c’est aussi et surtout un grand roman féministe. Ce roman se caractérise par sa structure en « Chinese boxes« , dont l’équivalent serait « les poupées russes » en français. C’est l’histoire de quelqu’un qui raconte ce que quelqu’un lui a raconté au sujet de ce que quelqu’un lui a raconté… jusqu’au centre du roman où se dissimule un joyau caché. Quelle en est la recette, quelles en sont les effets? Dans cet article, j’explique comment je me suis inspiré de Frankenstein pour établir la structure narrative de Taman Asli.

My dear Margaret…
Frankenstein ou le Prométhée moderne prend la forme d’une très longue lettre du capitaine Walton à sa soeur Margaret Saville. Le lecteur est donc placé dans la position d’une dame anglaise ( à l’heure du thé?) lisant la lettre que son frère lui a envoyé du Pôle Nord. Un récit plein de bruit et de fureur. Dans cette lettre, Robert Walton raconte son étrange rencontre avec un homme qu’il a trouvé égaré sur la banquise, Victor Frankenstein, qu’il recueille sur son navire. Victor Frankenstein fait alors à Walton le récit de sa vie, depuis son enfance et sa jeunesse en Suisse jusqu’à ses études de médecine en Allemagne, au cours desquelles ils parvient à donner vie à une créature composée de différentes parties de maccabée. « La créature » (sans nom) lui échappe dès qu’elle reprend vie et n’a de cesse, dans l’ombre, de se venger de son « créateur ». Victor parvient à retrouver la créature ( dans la Mer de Glace!) qui lui raconte sa propre vie. Il lui raconte en outre comment il a trouvé refuge dans une forêt allemande, vivant dans la remise d’une famille française cachée là, les De Lacey: le père aveugle, la sœur Agathe et le frère Felix. On découvre alors l’histoire de cette famille française qui a elle même recueilli une jeune femme turque en exil, Safie, laquelle, amoureuse de Felix de Lacey, a fui son pays et un mariage forcé…
Ainsi la structure narrative du roman est la suivante :
Walton → Frankenstein → Creature → De Lacey/Safie → Creature → Frankenstein → Walton

Il est intéressant de constater que Safie se trouve exactement au cœur du roman, puisqu’elle apparait au chapitre 14, sur les 29 que compte Frankenstein. Elle est à la fois un petit personnage et un personnage central: en effet, c’est en écoutant la famille De Lacey lui apprendre à parler français que la Créature, depuis l’ombre, apprend lui même à parler. Il s’identifie par ailleurs à ce qu’elle représente: l’émancipation dans un système patriarchal oppressif, le sentiment de solitude et d’altérité, ainsi qu’une réflexion très humaniste, et éminemment féministe sur la dualité entre la construction de l’identité et la coercition de la société, ce que l’on est contre ce que l’on « naît ». Telle un Saphir, Safie (dont le nom évoque également Sofia, la sagesse…) est le joyau caché et le cœur battant au fond d’une forêt noire, au fond du roman, dans lequel il faut trouver un des messages centraux de l’oeuvre. Safie est aussi, peut être, le seul personnage féminin qui échappe à une fin horrible et sacrificielle dans un monde où les hommes ont prit tout pouvoir, jusqu’à celui de procréer.

Safie’s story seen by AI
La recette: Pensez à créer au cœur de votre récit un personnage dont fonction symbolique impactera le lecteur, et par jeu de mirroirs inversés, apportera un éclairage nouveau, voire dérangeant, sur les personnages principaux. Faites raconter son histoire par un personnage plus important, dont la propre histoire sera racontée par un personnage encore plus important, dont la propre histoire sera racontée par le personnage principal, dont la propre histoire sera racontée par le narrateur.
Dessiner un schéma narratif de ces enchâssements de récits peut être une bonne idée pour composer la structure de votre roman et l’organisation des chapitres.
Dans Taman Asli, le narrateur, Stephen, raconte l’histoire à partir du récit d’Alastair, qui lui même lui raconte l’histoire des personnages secondaires, qui eux mêmes lui racontent l’histoire d’autres personnes etc… Au cœur du roman (chapitre 9 sur 18) se superposent à la fois l’héroïne du roman, Noor, inaccessible, dans la vision fantasmée qu’en a Alastair, et un personnage justement nommée Safeera, en hommage à la Safie de Frankenstein. Safeera a elle même une vision complètement idéalisée de la France où elle rêve d’aller, et qui le temps d’une nuit, échappe au joug machiste auquel elle semble soumise. Comme Safie, ce personnage a une fonction de miroir inversé avec Noor l’héroïne du roman, décrite comme rebelle depuis l’enfance. Safeera sera ramenée de façon criminelle dans le droit chemin par son « fiancé » et ses frères. Elle a un impact très important sur le personnage principal Alastair, déclenchant en lui désespoir, rage, et un sentiment de culpabilité qui continuera de l’habiter jusqu’à la fin du roman et impactera sa relation avec Noor.
Quels sont les effets produits par une structure en « boites chinoises »:
- La distortion du temps et la suspension de l’incrédulité (Suspension of disbelief) : en effet, l’unité de temps de la narration (le temps d’une longue lettre ou d’une nuit…) est très difficilement crédible considéré la quantité d’événements et rebondissements narrés sur 400 ou 500 pages… Comment le narrateur pourrait-il possiblement se souvenir de tant de propos rapportés, de tant de personnages? Le contrat de lecture invite donc le lecteur à croire à un récit qui serait simplement impossible dans la vie réelle, en termes de temps et de mémorisation.
- Un récit à voix multiples, qui offrent au lecteur une multiplicité de points de vue sur les événements et sur les personnages, l’incitent à exercer sa vigilance critique et à se faire un propre avis sur le héros et l’héroïne, qui ne correspondent pas forcément aux descriptions que les autres en font…
- Une multiplicité de filtres narratifs qui invitent le lecteur à ne pas tout prendre pour argent comptant: en effet, l’histoire de quelqu’un racontée par quelqu’un racontée par quelqu’un racontée par quelqu’un… sont autant de filtres déformants qui incitent le lecteur à rester sur ses gardes, et à définir lui même ce qu’il doit croire et ce qui a probablement été inventé par le narrateur… (dans Taman Asli, comment la lettre de Leïla à ses parents aurait possiblement pu atterrir entre les mains de Stephen? Dans Frankenstein, comment la créature peut elle trouver le journal intime de Victor, dans une forêt où ce dernier n’a jamais mis les pieds? )
- Des effets de sphère et de mirroirs inversés : dans les récits enchassés, les différents personnages semblent offrir autant de miroirs et d’échos aux héros du roman.
- Un effet de surprise final, qui invite à relire le début du roman: à la fin de Frankenstein, le retour soudain à « My dear Margaret » surprend le lecteur qui avait complètement oublié qui est « Margaret », et qui avait même oublié qu’il est supposé être en train de lire une lettre à une paisible lady anglaise. Cet effet de surprise incite le lecteur à retourner au premier chapitre et à le considérer sous un angle tout à fait différent.
Il se leva d’un bond, me bouscula presque en me croisant et dévala les marches en soufflant, semblant se jeter dans l’obscurité (Taman Asli, p.11)
Et c’est dans ces circonstances qu’Alastair O’Flender me bouscula avant de dévaler l’escalier et de s’enfuir dans la nuit (Taman Asli, p 389)
Dans le premier extrait, le lecteur connait le narrateur et ne sait pas qui est ce jeune homme sauvage, croisé sur un palier, qui semble fuir comme un animal. Dans le deuxième extrait, le lecteur connait l’histoire d’Alastair et a complètement oublié qui est le narrateur. Ainsi, le pronom « me » apparait comme une surprise dans le récit et le lecteur doit se souvenir à qui il se rapporte, et donc de l’existence de Stephen.
- Il découle de tout cela la création d’une atmosphère mystérieuse et onirique propice à la création de tension dramatique et donc à l’engagement du lecteur.
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