Extrait de mon prochain roman “Silence ! Coupable !”

Couverture

Vendredi 18, 18h45 – Quartier des Eaux-Claires, Grenoble

Le ciel s’est assombri depuis presque deux heures. Le froid et la pénombre l’emportent. Seuls le bleu et le violet de ses cheveux ressortent. La collégienne ne sait plus vraiment où elle se trouve. Après avoir quitté le collège, vers 18h00, sans attendre ses amies, prétextant un rendez-vous médical à l’autre bout de la ville, elle a bifurqué dans une rue inconnue. Elle zigzague à présent pour s’assurer qu’on ne la suive pas. La paranoïa et la confusion grignotent peu à peu sa raison.

Ce matin, elle a pris sa décision. La situation est devenue insupportable. Elle doit alerter. Qui ? Comment ? Elle ne sait pas. Elle se sent perdue. Comment abandonner cette folie, cette souffrance ? Un désir de simplement fuir, tout oublier, s’oublier. Fermer les yeux, boucher ses oreilles, se recroqueviller au chaud, rester imperméable à tout et à tous. Mais il la retrouvera. Les enfants fugueurs n’arrivent jamais à disparaître, ou bien leur disparition est involontaire. Pourquoi pas, après tout ? Pourquoi ne pas embrasser le vide ? La mort ne peut être pire que cette vie.

Poursuivant son chemin aléatoire, elle se répète, à voix basse, deux citations de son cours d’initiation à la philosophie avec sa professeure de latin. Comme pour se convaincre qu’elle n’a pas à la redouter.

« Schopenhauer a dit : “Le néant après la mort ? N’est-ce pas l’état auquel nous étions habitués avant la vie ?”… Et, selon Ovide : “La mort est moins cruelle que la crainte de la mort.”… Courage, donc, tu peux t’échapper. »

Un coup de vent soudain la fait frissonner. Elle erre dans un quartier inconnu. Les rues sont peu éclairées. Le moindre passage d’une voiture ou des sons de pas derrière elle alimentent sa peur. Elle marche depuis une bonne heure, sans pour autant avoir avancé. Des petites enjambées, craintives, non assurées. Elle a perdu toute sérénité dans sa démarche. Se rendre dans un commissariat, et tout balancer ? Ou rentrer penaude chez elle et affronter la colère de son père. Elle atteint ses limites mentales. Une jeune fille de 14 ans n’a pas à subir ça. Personne ne le doit. Épuisée psychiquement, elle s’assoit sur un banc public. Le froid la saisit. Ces derniers temps, les nuits sont courtes. L’idée lui vient de s’allonger et se laisser happer par le sommeil. Mais une vieille dame s’approche d’elle en l’interpellant. Jeanne en est effrayée. Un regain d’énergie lui permet de s’éloigner en courant. Elle ne réfléchit pas plus qu’avant à sa trajectoire. Essoufflée, rassurée de ne voir personne à ses trousses, elle ralentit la cadence et reprend un rythme de marche. Son ventre se rappelle à elle par quelques gargouillis. L’adolescente doit trouver de quoi se nourrir et un endroit à l’abri où dormir. Son cerveau ne fonctionne que sur un instinct de survie et coupe court à toute autre forme de réflexions plus délétères que bénéfiques. Au bout d’une heure, apparaît dans son champ de vision un bâtiment d’où proviennent nombre de bruits. Un squat qui fait couler beaucoup d’encre depuis quelque temps. Réunissant artistes, marginaux, utopistes et sans-abri, toxicomanes ou non, revendiquant une zone sans frontières de libre-échange et d’accueil humaniste. Elle en a entendu parler et, n’ayant pas trop le choix, s’y dirige.

L’entrée est libre. L’atmosphère est enfumée, mais chaude. L’alternance de pénombre et de lumière, les musiques mélangées aux décibels généreux, les odeurs peu orthodoxes, les vapeurs d’alcool et sa confusion déjà installée l’entraînent dans un tourbillon indigeste. Elle ne sait plus distinguer la réalité du songe. Personne ne fait attention à sa présence. Elle s’enfonce au plus profond de la bâtisse, monte un étage où elle perçoit moins d’agitation. Elle y trouve un matelas disponible, dont l’état de propreté laisse à désirer. Peu importe, tant sa condition nécessite une position allongée. Elle laisse alors libre cours à son souhait du matin et tâche d’empêcher tout stimulus sensoriel de l’atteindre, emmitouflée dans une couverture chaude. Elle ne tarde pas à sombrer dans un sommeil profond avec l’espoir de se réveiller de ce cauchemar, ou de ne pas se réveiller du tout.

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