“On dit que la douleur fait naître des émotions sous la plume.
Que trop de bonheur embrouille nos pensées. Mais si je devais retenir cette vie qui t’abandonne, je ferais le serment de ne plus jamais écrire …
Un pacte entre toi et moi, que nul ne saurait briser.”
J’ai demandé que ces mots soient ajoutés à mon roman, en première page. Dans un chapitre, je décris une scène que je vis aujourd’hui, en ce triste mois de juillet, qui lui aussi tire sa révérence.
Souvenirs de mon jardin d’hiver – le Pacte de nos Mensonges ( ROMAN à paraître septembre 2025)
Souvenir de son Jardin d’hiver
Montsort
Dorothy poursuivit le rangement de sa maison. Si elle avait de véritables talents de décoratrice, elle avait, en revanche, une redoutable propension au désordre. Des heures de ménage pouvaient être balayées en un temps record par la dispersion compulsive de ses affaires. Au grand désespoir de son défunt mari — qui exécrait toute forme d’anarchie, sauf celle qui régnait dans sa vie amoureuse — Dorothy incarnait, sans l’ombre d’un doute, une fervente adepte du chaos. Elle ne savait jamais où poser ses clés, son sac à main ou la note sur laquelle elle avait inscrit les tâches du jour. On aurait dit qu’elle jouait, en permanence, à cache-cache avec ses effets personnels. À ce jeu, c’était toujours elle qui perdait. En ouvrant un énième carton, légèrement ramolli par l’humidité — car c’est un fait : dans la région, et plus encore dans ces maisons semi-troglodytiques, le papier et ses dérivés ont une espérance de vie bien courte — elle tomba sur une vieille écuelle, abîmée par le temps. Celle de Jasper.
Elle se figea. L’émotion, discrète mais tenace, s’était glissée en elle sans fracas. Ce n’était plus une douleur spectaculaire, juste cette morsure fine qu’on reconnaît sans vouloir la nommer. Alors les images revinrent — le sentier bordé de bruyères, les pas côte à côte, le souffle du chien dans le silence du matin… puis rien. Juste le souvenir d’un retour qu’elle avait fait seule.
Ce bol, trouvé sans y penser, l’avait ramenée là-bas — en Angleterre, pays des brumes et des renoncements. Elle y avait laissé plus que des murs : des jours traversés par le chagrin. Les objets ont cette façon particulière de réveiller ce qu’on croyait endormi. Celui-là ne fit aucune exception. Ce matin-là, le froid semblait plus épais. Ils avaient à peine atteint les premières haies que Jasper avait ralenti. Le souffle court, les yeux fatigués, comme s’il savait déjà que c’était leur dernière promenade. Elle s’agenouilla sur le bord du chemin. La terre était humide, la nature immobile. Elle prit sa tête entre ses mains. Dans les yeux du labrador, il n’y avait ni plainte ni peur — juste cette lassitude résignée que l’on reconnaît quand le corps parle sans les mots. Dorothy glissa délicatement ses doigts sur le pelage soyeux de Jasper, accompagnant ses gestes de murmures apaisants déposés au creux de son oreille. « I love you », murmura-t-elle, tandis que Jasper, les paupières alourdies par la tendresse, s’abandonnait au silence. Et avec ce silence, il emporta la chaleur d’un geste, l’odeur des prés après la pluie, et les pas partagés sur ce sentier qui, désormais, ne ferait plus le même bruit. Elle l’avait enterré là, tout simplement. Au pied d’un vieux cep venu du Saumurois, planté un printemps déjà lointain, au centre de ce jardin qu’elle appelait son grand jardin d’hiver — trop vaste peut-être depuis qu’il n’était plus partagé. Le vent s’y glissait avec constance ; la pluie, elle, effaçait les traces. Le chagrin l’envahit lorsqu’elle posa les yeux, une dernière fois, sur cet espace devenu trop calme. « Qu’il soit loin l’âge tendre, nul ne peut nous entendre… », murmura-t-elle, les lèvres à peine mouvantes, comme pour ne pas troubler ce calme, chargé d’absence, de mémoire, de ce qui ne reviendrait plus.
« À toi, Jude, et à tous les Jasper qui croisent notre route. »